Ce n’est pas seulement une question de compassion. C’est aussi une question d’équité.
Que devrait faire le Canada au sujet de notre Entente sur les tiers pays sûrs avec les États-Unis?
Dans le cadre du Plan d’action binational pour une frontière intelligente entre les États-Unis et le Canada, l’entente stipule que les demandeurs d’asile doivent demander une protection dans le premier pays « sûr » où ils arrivent, à moins qu’ils ne soient admissibles à une exception (pour les membres de la famille, les adolescents non accompagnés, certaines personnes possédants certains documents, et les personnes qui pourraient faire face à la peine de mort aux États-Unis ou dans un tiers pays).
Signée en 2002, l’entente est entrée en vigueur en 2004 et s’applique aux demandeurs d’asile en provenance des États-Unis qui souhaitent entrer au Canada aux passages frontaliers terrestres entre le Canada et les États-Unis, par train ou dans les aéroports si un demandeur s’est vu refusé le statut de réfugié aux États-Unis et est en transit au Canada après avoir été expulsé.
Cela laisse un trou béant – ou plutôt une série de trous béants répartis tout au long de la frontière entre le Canada et les États-Unis. Les demandeurs de statut de réfugié qui traversent à des passages non officiels (comme les champs d’agriculteurs près des villes frontalières d’Emerson, au Manitoba, ou de Lacolle, au Québec) ne peuvent être renvoyés, car ils ne sont pas visés par l’entente. Au lieu de cela, ils sont arrêtés pour « entrée illégale », puis remis aux agents des Services frontaliers canadiens. S’ils ne constituent pas une menace pour le Canada, la plupart d’entre eux entreprendront alors le processus de demande de statut de réfugié.
Cette situation n’est pas nouvelle et ne ressemble en rien au déluge de migrants vécu par certains pays d’Europe où des millions de personnes sont en mouvement. En 2016, environ 2000 personnes en provenance des États-Unis ont traversé illégalement au Canada, comparativement à 7000 par les points d’entrée terrestres.
Mais au cours de la dernière année, le nombre de migrants illégaux a augmenté. Entre les mois d’avril 2016 et janvier 2017, 430 demandeurs d’asile ont traversé illégalement près d’Emerson, comparativement à 340 durant toute l’année 2015-2016. Au Québec, 1280 demandeurs de statut de réfugié sont entrés de façon « irrégulière » entre les mois d’avril 2016 et janvier 2017, soit le triple du total de l’année précédente; en Colombie-Britannique et au Yukon, 652 personnes l’ont fait, soit deux fois plus que l’année précédente. Pour faire face à cet afflux, les Services frontaliers canadiens ont mis en place une remorque à Emerson et une station de traitement d’urgence dans un sous-sol de Lacolle.
Comment expliquer une telle hausse? Bien que de nombreux réfugiés aient dit que c’est en raison de la nouvelle politique d’immigration de Donald Trump, qui les rend mal à l’aise aux États-Unis, le gouvernement canadien n’a pas confirmé cette affirmation. Le ministre de la Sécurité publique, Ralph Goodale, a récemment déclaré que « la grande majorité » des demandeurs du statut de réfugié utilisaient les États-Unis comme « point de transit », n’ayant jamais prévu y demeurer. Questionné à savoir pourquoi, il a simplement répondu : « C’est une très bonne question ».
Peut-être que la réponse a moins à voir avec Trump et plus à voir avec le premier ministre Justin Trudeau. Le nombre de migrants illégaux a commencé à augmenter après l’entrée en fonction de Trudeau. Son appel à faire venir 25 000 réfugiés syriens, sa promesse de lever les formalités d’obtention d’un visa au Mexique et son prompt retrait des exigences conservatrices en matière d’immigration sur la langue et les compétences ont signalé que le Canada était non seulement plus accueillant mais probablement un endroit plus facile d’accès qu’avant.
Ajoutez l’élection de Trump, et vous aviez tous les ingrédients pour une tempête parfaite. Par exemple, le nombre de demandeurs d’asile mexicains a augmenté de 700 pour cent en janvier 2017 par rapport à janvier 2016, et de 2500 pour cent entre février 2016 et le même mois de cette année.
En fait, deux fonctionnaires gouvernementaux ont confirmé à La Presse canadienne que la montée des demandeurs de statut de réfugié était antérieure à l’élection de Trump. Ils ont dit que de nombreux demandeurs venant au Québec détenaient des visas américains délivrés à l’ambassade des États-Unis à Riyad, en Arabie saoudite – des visas obtenus afin d’utiliser les États-Unis comme point de transit pour se rendre au Canada et demander l’asile. Selon le Huffington Post, les fonctionnaires ont dit que ces plans ont été mis en branle bien avant les élections américaines de novembre.
Deux écoles de pensée s’affrontent quand vient le temps de décider quoi faire face à cette situation. Les défenseurs des réfugiés, les politiciens néo-démocrates et la B.C. Civil Liberties Association ont tous appelé à la suspension de l’Entente sur les tiers pays sûrs. Ils prétendent qu’elle encourage les passages illégaux, avec des conséquences potentiellement mortelles. La semaine dernière, un homme ivoirien qui vivait à New York depuis dix ans a été trouvé à peine conscient dans les bois près du passage frontalier de Lacolle. Plus tôt cette année, deux hommes ghanéens – dont l’un avaient été détenus pendant un an aux États-Unis et y avaient été refoulés – ont perdu des doigts et des orteils lors de leur traversée illégale dans des conditions de gel à la frontière près d’Emerson. L’avocat spécialisé en questions d’immigration représentant les hommes, Bashir Khan, a déclaré que « si l’Entente sur les pays tiers sûrs était supprimée, ces gens n’auraient pas à risquer leur vie dans les champs ouverts des Prairies … Ils pourraient se présenter à la frontière ».
Pour la même raison, d’autres observateurs demandent que l’entente demeure – avec la fermeture de cette échappatoire. Un groupe de politiciens conservateurs, dont le nouveau chef progressiste conservateur de l’Alberta, Jason Kenney, et le candidat conservateur Maxime Bernier, ont demandé au gouvernement fédéral d’uniformiser les règles du jeu entre ceux qui traversent légalement et ceux qui le font illégalement.
« Nous devrions fermer l’échappatoire dans l’Entente sur les tiers pays sûrs avec les États-Unis et les renvoyer », a déclaré Bernier. « Ils devancent injustement les vrais réfugiés ». La porte-parole conservatrice de l’immigration, Michelle Rempel, a réclamé des peines plus sévères pour le franchissement illégal du Canada. « Les personnes venant d’un pays sûr et ne fuyant pas directement la persécution ne devraient pas pouvoir ignorer nos lois et entrer illégalement au Canada … Si elles le font, elles devraient être inculpées », a-t-elle écrit sur Facebook. « Les libéraux doivent affirmer fermement s’ils croient que les États-Unis est un pays sûr ou non et agir en conséquence. »
En ce qui concerne l’immigration, le gouvernement fédéral tient clairement le gros bout du bâton – et il ne devrait pas tergiverser. Alors que le Canada cherche à renégocier l’ALÉNA, sur fond de taux d’imposition américains potentiellement inférieurs et un regain d’intérêt pour le projet de pipeline Keystone XL, de déclarer les États-Unis comme un « pays dangereux » ne serait probablement pas dans l’intérêt national.
Et ça n’aurait pas de sens. Même si le climat politique dans ce pays peut être alarmant pour certains groupes, y compris les musulmans américains, cette peur ne peut justifier à elle seule l’immigration clandestine au Canada. Jusqu’à présent, les États-Unis n’ont pas manqué de satisfaire aux exigences relatives à l’Entente sur les tiers pays sûrs, qui comprennent le respect d’un « niveau élevé en ce qui concerne la protection des droits de l’homme ». S’ils venaient à le faire, ce serait l’occasion de revoir l’entente.
D’ici là, la seule chose correcte à faire est de combler l’échappatoire et de mettre tous les réfugiés sur un même pied d’égalité, et de les décourager à risquer leur vie dans des traversées dangereuses. Le Canada doit demeurer un pays compatissant, mais toujours un pays de lois – et qui s’attend à ce que tous ceux qui traversent ses frontières respectent ces lois.
La version anglaise de ce texte se trouve sur le site de iPolitics.