Un Sénat libéral, sauf de nom

Les choix de Trudeau prouvent qu’« indépendants » et « non partisans » ne veulent pas toujours dire la même chose

Quel est le rôle du Sénat dans le gouvernement de Justin Trudeau? Est-ce une chambre indépendante de sérieuse réflexion? Un énorme sceau d’approbation pour les affaires du gouvernement?

De plus en plus, il semble que ce soit le second. Cette semaine, le leader sénatorial du gouvernement, Peter Harder, a annoncé qu’il tiendrait une réunion à huis clos pour « sénateurs seulement » afin de discuter des « affaires gouvernementales à court et à long terme » du gouvernement. Cela a inquiété les sénateurs de l’opposition qui y voient une autre tentative de transformation de l’institution en une section ouvertement pro-gouvernement.

Voici comment l’ancien chef du Sénat conservateur, Claude Carignan, a présenté la situation : « (Le sénateur Harder) veut changer le présent système de Westminster, où vous avez le côté gouvernemental, l’opposition, et un tiers parti ou les indépendants. Il veut que tous les sénateurs forment en fait un grand comité consultatif où vous n’avez pas d’opposition, avec une structure. C’est l’objectif. »

Une telle structure serait une rupture fondamentale avec la nature contradictoire des parlements de type Westminster, où le débat est essentiel pour la démocratie. L’opposition a le devoir de s’opposer à la position du gouvernement – un devoir qu’elle ne peut exercer que s’il y a un caucus organisé de l’opposition pour le faire. Mais Harder a déjà indiqué qu’une telle structure pourrait disparaître, sous les nouvelles règles des sénateurs « indépendants ».

« À mon avis, dans un Sénat plus indépendant, complémentaire et moins partisan, il n’y aura plus de caucus organisé et discipliné du gouvernement et, par conséquent, il ne devrait plus y avoir de caucus organisé d’opposition officielle », a-t-il déclaré aux sénateurs, lors d’une réunion de comité en septembre.

À première vue, la notion d’un Sénat non partisan pourrait sembler être une bonne chose, un changement bienvenu face à la rancœur et à la partisanerie du passé. L’image du Sénat en tant que sinécure dépourvue d’un sens de responsabilités pour les intermédiaires et les acolytes du parti a atteint son apogée durant les derniers jours du précédent gouvernement conservateur. Entre le procès pour fraude du sénateur Mike Duffy, une série de suspensions suite à des scandales de dépenses et une vérification qui a vu des dizaines de sénateurs rembourser des dépenses injustifiées, l’institution est tombée si loin de la faveur populaire que la plupart des Canadiens ont réclamé sa réforme, sinon son abolition.

Malgré l’acquittement de Duffy et la décision de ne pas porter plainte contre ses collègues Pamela Wallin, Patrick Brazeau et Mac Harb, la réputation du Sénat reste ternie. Pour y remédier, le premier ministre a annoncé que tous les nouveaux sénateurs seraient nommés comme « non affiliés », tirés de listes d’« éminents Canadiens » choisis par un comité spécial. Cela s’appuie sur sa décision antérieure, alors qu’il était dans l’opposition, de sortir tous les sénateurs libéraux du caucus du parti, un geste qui a été largement salué comme une tentative de réhabilitation de la Chambre rouge.

Mais depuis que Trudeau est devenu premier ministre, cette politique a été perçue de plus en plus comme la première étape visant à obtenir par d’autres moyens un Sénat libéral. Une fois que les nouvelles personnes nommées par le premier ministre seront en place, il y aura 44 sénateurs « non affiliés », 40 conservateurs et 21 libéraux. Et bien que les indépendants semblent dominer la Chambre haute, cela ne signifie pas que le gouvernement n’aura pas beaucoup de nouveaux alliés quand viendra le temps de mettre en œuvre son programme.

En effet, lorsqu’on se penche sur les curriculum vitae et les antécédents des nouvelles personnes nommées par Trudeau, il est évident que, même s’ils ne sont pas de grands partisans libéraux, du point de vue du parti, ils sont pour la plupart des libéraux d’un point de vue philosophique. Ils incluent la directrice générale de l’Association canadienne des Sociétés Elizabeth Fry, le président de la Société nationale de l’Acadie, le président de la Fondation de la tolérance et l’auteur d’un livre intitulé Justice for Canada’s Aboriginal People (La justice pour les peuples autochtones du Canada). Ils représentent des secteurs dont les priorités sont au cœur des priorités des libéraux : les Premières nations, les écologistes, la communauté artistique et les groupes d’immigrants. Les défenseurs des droits traditionnels du centre-droite – comme les droits de propriété, la possession d’armes à feu, la liberté de religion, un gouvernement plus petit et des impôts moins élevés – sont remarquablement absents.

Ce fait n’est pas passé inaperçu pour les critiques et pour les membres de l’opposition. Le sénateur Leo Housakos a remarqué que les nouveaux sénateurs semblent être « libéraux » même s’ils ne sont pas officiellement affiliés aux libéraux. « Quand vous affaiblissez les fondations d’un système parlementaire, dit-il, c’est à ce moment que la tyrannie prend la relève et que l’exécutif disparaît ».

Trudeau compte sans doute sur le fait que de nombreux Canadiens considéraient le gouvernement Harper comme tyrannique, surtout lorsqu’il s’agissait du Cabinet du premier ministre commandant à des sénateurs comme Duffy de faire leur devoir. Ainsi, plutôt que d’être coincés avec un système de récompenses ouvertement partisan pour les militants loyaux du parti, les Canadiens sont maintenant pris avec un collectif Borg dont la plupart des individus soutiennent le gouvernement libéral pour des raisons personnelles, et non partisanes. Et bien sûr, les contribuables continueront de payer la facture.

La version anglaise de ce texte se trouve sur le site de iPolitics.

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