« C’est une insulte personnelle et officielle », a déclaré le président philippin Rodrigo Duterte à propos de la critique du premier ministre Justin Trudeau sur sa guerre contre la drogue … une campagne qui a fait plus de 12 000 morts, selon Human Rights Watch – 2 555 d’entre elles, aux mains de la police nationale des Philippines.
« Cela me met en colère quand vous êtes un étranger, vous ne savez pas ce qui se passe exactement dans ce pays », fulmina Duterte. « Vous ne faites même pas d’enquête. »
En fait, grâce au travail des groupes de défense des droits de l’homme, nous avons une assez bonne idée de ce qui se passe aux Philippines – et la situation est terrifiante. « Si je me rends jusqu’au palais présidentiel », a déclaré Duterte lors de sa récente campagne présidentielle, « je ferai exactement ce que j’ai fait en tant que maire de Davao City. Vous, les trafiquants de drogue, les cambrioleurs et les truands, vous feriez mieux de quitter parce que je vais vous tuer. »
Peu de temps après son arrivée au pouvoir, Duterte a étendu la menace aux utilisateurs de drogues : « Il y a trois millions de drogués. Je serais heureux de les abattre. » Des policiers de haut rang ont affirmé que la police avait par la suite reçu des primes en espèces pour avoir exécuté des suspects œuvrant dans le monde des stupéfiants, qu’elle avait planté des preuves sur des lieux de crime et avait orchestré des meurtres par des groupes paramilitaires – des meurtres parfois au rythme de dizaines en une seule nuit, surtout dans les quartiers pauvres.
Des enfants ont également fait les frais de la guerre de Duterte – et pas toujours par inadvertance. En août 2017, le meurtre de Kian Loyd delos Santos, âgé de 17 ans – un jeune qui, selon sa famille, n’avait aucune implication dans le trafic de drogue –, a indigné tout le pays. Les leaders religieux ont décrété que les cloches de leurs églises sonneraient toutes les 15 minutes pendant trois mois pour protester contre les exécutions extrajudiciaires, tandis que certains des alliés politiques de Duterte rompaient les rangs et signaient une résolution condamnant « la récente vague d’abus par la police qui entraînait d’excessives et inutiles morts dans la poursuite de la guerre contre la drogue ».
Duterte a rencontré les parents de l’adolescent tué – mais en s’adressant aux funérailles du garçon, il a juré que si les gens résistaient violemment à une arrestation, « l’armée était en droit de tuer les idiots ».
En octobre, Duterte a retiré la police du dossier de la répression, donnant le contrôle à l’Agence de lutte contre la drogue des Philippines. Alors que le pays est divisé sur son approche sanglante visant à réduire la consommation de drogues illicites, la confiance et la satisfaction du public à l’égard de Duterte ont chuté à leur plus bas niveau depuis son élection, il y a un peu plus d’un an.
Cette semaine, à la réunion de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN), de nombreux défenseurs des droits humains et politiciens de l’opposition philippine se tournaient vers les dirigeants du monde pour critiquer l’approche de Duterte. Ils n’ont pu se réjouir de la performance du président américain Donald Trump, qui a omis de mettre en évidence les violations des droits de l’homme et, à plusieurs reprises, a fait l’éloge de Duterte. En réponse, Duterte a entonné une chanson d’amour philippine lors d’un dîner des dirigeants de l’ASEAN, « sur les ordres du commandant en chef des États-Unis ».
C’est dans ce contexte de franche camaraderie autoritaire que Trudeau a décidé de faire part de ses préoccupations au sujet des violations des droits de la personne de Duterte – avec des résultats assez prévisibles. Duterte a été qualifiée de « Trump de l’Est » pour son style belliqueux – et aussi, semble-t-il, pour son épiderme sensible.
Alors que Trudeau prétendait que Duterte « était réceptif à mes commentaires [sur les exécutions extrajudiciaires] et que tout cela s’est déroulé dans le cadre d’un échange très cordial et positif», Duterte fustigeait le premier ministre. « Je vais répondre au pêcheur et à l’agriculteur et je leur expliquerai patiemment pourquoi les choses sont comme elles sont, mais je ne permettrai jamais, jamais, à un étranger de se demander pourquoi les choses sont comme elles sont », a-t-il déclaré aux journalistes.
Trudeau mérite une mention pour avoir soulevé cette question, même si ses commentaires sont venus après plusieurs jours de pressions exercées par des groupes de défense des droits de la personne et des militants philippins au Canada et à l’étranger. « Nous croyons qu’il incombe au gouvernement du Canada de s’exprimer plus fermement contre cette violence », a noté la Coalition pour les droits de la personne aux Philippines dans une lettre au premier ministre. « Ce nombre choquant d’assassinats s’accompagne de ce qui semble être une totale impunité pour les responsables. »
En fait, Trudeau n’a pas risqué beaucoup de dommages économiques directs : les exportations canadiennes vers les Philippines ont totalisé 626 millions de dollars en 2016, tandis que les importations, elles, ont totalisé 1,35 milliard de dollars. Mais il aurait pu choisir de demeurer silencieux pour éviter de froisser Trump; les exportations du Canada vers les États-Unis ont atteint 392 milliards de dollars l’an dernier et les importations, 360 milliards de dollars. Puis, il y a toute la question des relations avec les autres pays de l’Asie-Pacifique qu’il faut favoriser, chose que Duterte lui-même a rendue possible en invitant Trudeau à être le premier Canadien à siéger au sommet de l’ASEAN.
La motivation du premier ministre n’a peut-être pas été complètement libre de tout calcul politique. Les libéraux ont récemment annoncé qu’ils augmenteront les niveaux d’immigration à près d’un pour cent de la population canadienne d’ici 2020. Beaucoup de ces nouveaux Canadiens proviendront probablement des Philippines, qui sont actuellement le principal pays d’origine des nouveaux immigrants, avec 41 785 nouveaux immigrants permanents résidents en 2016 uniquement. Dans ce sens, Trudeau joue peut-être autant pour un public national que pour un public international, en gardant un œil sur les prochaines élections fédérales.
Mais quelles que soient ses raisons, il a pris position alors que les autres ne l’ont pas fait. C’était la bonne chose à faire.
La version anglaise de ce texte se trouve sur le site de iPolitics.