« Vivre à côté de vous est en quelque sorte comme dormir avec un éléphant », a déclaré le premier ministre Pierre Trudeau au Press Club à Washington, DC, le 25 mars 1969. « Peu importe l’humeur de la bête, si je peux l’appeler ainsi, chacun de ses mouvements et de ses grognements nous affecte. Même une caresse amicale du museau peut parfois produire des conséquences effrayantes. »
Cette image – le Canada en tant que petite souris couchant aux côtés de Leviathan – a été utilisée à maintes reprises pour décrire non seulement notre relation avec les États-Unis, mais la relation des États-Unis avec le monde. Ils n’appellent pas le président américain le « leader du monde libre » pour rien. Depuis le début du XXe siècle, l’Amérique a résisté à un flux régulier de tyrans, de dictateurs, de terroristes et de voyous. Dans la défense de la liberté, elle a souvent utilisé les mêmes tactiques employées par les monstres qu’elle cherchait à défaire – la guerre préventive, la torture, l’espionnage et l’assassinat. Toujours en faisant valoir que, tant que le résultat était plus de liberté, cela justifiait les moyens.
Le prix de la liberté est élevé, mais il est beaucoup plus facile à supporter lorsque quelqu’un d’autre ramasse l’addition. Au cours des trente dernières années, le Canada a dépensé entre 1 et 2 pour cent de son PIB en armement; aux États-Unis, cette dépense se situe entre 3,5 et 5,6 pour cent. Même au plus fort de la guerre froide, le Canada pouvait respirer beaucoup plus facilement que nos alliés européens; mieux vaut partager son lit avec un éléphant américain qu’avec un ours russe. Le Canada n’a pas eu à craindre d’invasion ou d’attaque au cours d’une grande partie du siècle dernier – une situation dont nous pouvons grandement attribuée à notre voisin du sud.
Mais est-ce que cet arrangement entre « amis avec avantages » nous empêche de critiquer nos voisins lorsque cela est justifié? Pas du tout. Et surtout pas maintenant.
Le Canada ne s’est pas toujours entendu avec les États-Unis sur plusieurs questions de politique étrangère – l’apartheid en Afrique du Sud et la guerre en Irak, pour n’en citer que deux. Parfois, nous parvenons à convaincre Washington, parfois nous ne réussissons pas. Mais nous n’hésitons rarement à appeler un chat un chat – comme l’a fait Trudeau père en 1969, et comme l’a fait le premier ministre Justin Trudeau en fin de semaine à l’émission 60 Minutes, sur le réseau CBS.
Dans le cadre d’une grande entrevue, Lara Logan a demandé à Trudeau de lui dire ce que les Canadiens n’aiment pas des Américains. Trudeau a répondu, avec une référence à peine voilée à un candidat à la présidence dont le nom rime avec « slump »: « Être plus au fait de ce qui se passe dans le reste du monde, je pense, est ce que beaucoup de Canadiens espèrent pour les Américains. »
Donald Trump incarne le stéréotype du vilain américain, un terme péjoratif inventé en 1958 dans un livre du même titre. Dans ce roman, les auteurs William Lederer et Eugene Burdick racontent l’histoire de maladroits bureaucrates américains postés en Asie du Sud-Est, dont les efforts d’aide confèrent de plus grands bénéfices aux entreprises américaines qu’à la population locale. Le terme a été utilisé depuis pour décrire les ignorants et grossiers touristes américains, les politiciens, les hommes d’affaires et les célébrités, qui trônent au-dessus des moins fortunés.
Mais Trump abaisse le terme « vilain américain » à un nouveau niveau. Jamais auparavant, lors d’un débat présidentiel, avait-on fait référence aux organes génitaux d’un candidat. Jamais auparavant un candidat – un qui avait, à tout le moins, une chance de gagner – avait reçu si ouvertement l’appui des tenants de la suprématie blanche. Et jamais auparavant un candidat à la présidence avait fait des déclarations de politique étrangère comme celle-ci: « Laissons la Syrie et l’État islamique combattent. Pourquoi nous en soucierions-nous? Que l’État islamique et la Syrie se battent! Et que la Russie, ils sont déjà en Syrie, qu’ils se battent avec l’État islamique. »
Dire que Trump et beaucoup de ses partisans ne sont pas au fait de ce qui se passe dans le reste du monde serait un euphémisme. Trump a lui-même exprimé sa grande affection pour ses fans « mal éduqués » après avoir remporté les caucus républicains du Nevada. L’ignorance n’est plus un vice en politique américaine. Ce n’est même pas un inconvénient. Trump a fait de l’ignorance du monde, de la nature du gouvernement et de la Constitution des États-Unis, une qualification positive pour un candidat à la présidence, et pour être l’un de ses partisans.
Certains ont qualifié les remarques de Trudeau de disgracieuses. « Malheureusement, commentaires arrogants de la part du PM Trudeau », a écrit Jason Kenney sur Twitter, « concernant nos amis américains, qui aident à défendre le Canada et nos intérêts dans le monde. » Aaron Goldstein de l’American Spectator a qualifié Justin Trudeau d’« arrogant et de condescendant tout comme Obama ».
Mais Trudeau n’a pas été arrogant. Il a dit la vérité à propos du pouvoir, ou du pouvoir en devenir, à un moment où plusieurs aux États-Unis feraient bien d’écouter. Comme son père, Trudeau a fait remarquer quelque chose au sujet des Américains que les Américains eux-mêmes ne remarquent pas – ils sont trop souvent inconscients des intérêts et des expériences des personnes avec lesquelles ils partagent la planète. L’éléphant ne va pas écraser la souris par malice, mais pourrait très bien le faire par ignorance.
Dans le cas de Trump, l’ignorance est volontaire – même célébrée par ceux qui la professent. Sa montée en popularité a été alimentée par un certain antiélitisme combiné à du racisme. Ceux qui sont en désaccord avec lui font l’objet d’attaques verbales – ou physiques. La fin ne justifie pas les moyens cette fois, parce que la fin n’a rien à voir avec la protection des valeurs ou des intérêts américains. Elles a tout à voir avec Donald Trump – ce qu’il veut, et les mensonges qu’il est prêt à dire pour l’obtenir.
La campagne de Trump porte tous les traits de la tyrannie – envers d’autres nations, envers le peuple américain lui-même. Et elle n’aidera pas les Américains à se défendre eux-mêmes … ou à nous défendre.
La version anglaise de ce texte se trouve sur le site de iPolitics.