Vérifiez votre prérogative. À la Chambre des communes, cela voulait dire vérifier vos droits et immunités constitutionnels. Vous ne pouvez pas être poursuivis en justice pour ce que vous avez dit à la Chambre; les membres bénéficient de la liberté de parole, sont exempts d’éventuelles arrestation dans les cas d’actions civiles, et peuvent réglementer leurs propres affaires internes. Être privilégié était une bonne chose, car cela permettait l’échange d’idées qui sont les pierres angulaires de notre démocratie parlementaire.
Hélas, en 2018, le mot « privilège » a pris une signification bien différente. Il réfère maintenant à des avantages basés sur la race, le sexe, la capacité ou l’orientation des caractéristiques sur lesquelles les gens n’ont aucun contrôle, mais qui sont maintenant utilisées pour limiter la capacité d’exprimer librement ses opinions. Et cette signification s’est maintenant infiltrée dans notre lexique politique, avec des résultats prévisibles.
Cette semaine, lorsque le député conservateur Maxime Bernier a critiqué l’utilisation du terme « racialisé » dans le récent budget fédéral, sa collègue Celina Caesar-Chavannes a tweeté : « S’il vous plaît, vérifiez votre privilège et taisez-vous. » Le message était que Bernier est un homme blanc et qu’il ne devrait même pas avoir le droit de donner son opinion sur les questions de race ou de langage s’y reliant.
S’en est suivi une véritable tempête sur Twitter, en particulier du côté de ceux qui pensaient que Caesar-Chavannes avait violé l’éthique même de la Chambre dans laquelle elle siégeait : le droit à un débat libre et ouvert. Après avoir d’abord défendu sa position, Caesar-Chavannes s’est excusée et a offert de rencontrer Bernier pour discuter de la question; rencontre qu’il a refusée, disant qu’il n’y avait pas de terrain commun à explorer. Cette réponse était aussi improductive que le tweet original, laissant toute la question dans une totale impasse.
Mais elle a aussi soulevé une question importante sur la théorie du privilège elle-même et son impact sur l’élaboration des politiques. Une politique basée sur la théorie du privilège cherchera à éradiquer les avantages conférés par le privilège, que ce soit en changeant les lois ou en redistribuant la richesse ou l’opportunité. Cela suppose également que tous les membres d’un groupe privilégié partagent un avantage donné ou une expérience similaire. Si ce n’est pas le cas, cependant, la politique élaborée sera erronée et pourrait faire plus de mal que de bien.
Il est vrai que vous ne serez pas arrêté pour « conduite en tant que noir », si vous êtes blanc; on ne vous dira pas que vous « courez comme une fille » si vous êtes un garçon; on ne vous taquinera pas comme étant un « fif » si vous êtes hétéro. Il est également vrai que ces expériences auront une incidence négative sur votre qualité de vie. Mais il est impossible de mesurer l’effet subjectif des préjugés, car nous y réagissons tous différemment. Certaines personnes se sentiront victimisées; certaines se défendront; d’autres peuvent travailler deux fois plus fort pour prouver que les bigots ont tort. Il est toutefois possible de mesurer un effet objectif : l’impact du « privilège » sur le revenu. Si le fait d’être un homme blanc hétérosexuel est d’être privilégié, alors ces caractéristiques devraient garantir un revenu plus élevé que pour les personnes qui ne sont pas « privilégiées ». Et pourtant, statistiquement, ce n’est pas le cas.
L’orientation sexuelle est systématiquement citée comme un privilège : si vous êtes hétérosexuel, vous êtes considéré comme privilégié. Pourtant, selon Statistique Canada, les couples de même sexe gagnent plus que les couples hétérosexuels. « Les couples de même sexe composés de femmes gagnaient un revenu médian de 92 857 $ en 2015, tandis que les couples de même sexe composés d’hommes touchaient un revenu médian de 100 707 $ — le plus élevé parmi tous les types de couple. En fait, plus de 12 % des couples de même sexe composés d’hommes touchaient des revenus supérieurs à 200 000 $, comparativement à 7,5 % des couples de même sexe composés de femmes et à 8,4 % des couples de sexe opposé ». Cela ne vaut pas seulement pour les travailleurs qui gagnent plus, mais aussi pour ceux qui gagnent moins : « Les partenaires ayant le revenu plus faible dans les couples de même sexe avaient aussi un revenu médian plus élevé que celui de leurs homologues dans les couples de sexe opposé. Le revenu médian des partenaires ayant le revenu plus faible s’établissait à 31 192 $ dans les couples de même sexe composés d’hommes et à 30 942 $ dans les couples de même sexe composés de femmes, comparativement à 24 969 $ dans les couples de sexe opposé ».
Quand il s’agit de l’appartenance ethnique, être blanc n’est pas non plus synonyme de privilège financier. Aux États-Unis, où le recensement tranche et découpe la population en plus de 100 groupes selon l’ascendance, le prototypique « homme blanc » (d’ascendance britannique, irlandaise ou écossaise) ne voit pas non plus de privilège converti en argent. En 2015, les cinq ménages américains ayant le revenu médian le plus élevé étaient : indien (Sud-Asiatique), à 101 390 $; juif, à 97 500 $; taïwanais, à 85 566 $; philippin, à 82 566 $; et australien, à 81 452 $. Les ménages israéliens, russes, grecs, libanais et sri lankais complétaient le Top 10. Les Américains d’origine japonaise se sont retrouvés à la 22e place, ceux d’origine britannique, à la 23e. Les Américains d’origine chinoise ont obtenu le 30e rang, les Américains d’origine allemande, le 42e, et les Américains anglais, le 43e. Les Américains d’origine nigérienne ont dépassé les Américains d’origine écossaise et irlandaise, respectivement à la 53e et à la 54e place. et les Américains d’origine ghanéenne ont dépassé ceux d’origine yougoslaves, 61e à 62e.
Un défenseur de la théorie du privilège pourrait ignorer ces chiffres et pointer vers deux statistiques flagrantes : les ménages afro-américains se placent en 93e, et ceux des Américains d’origine mexicaine, en 97e. Mais ces faits ne justifient pas que les Américains blancs soient privilégiés, car il y a beaucoup de groupes non-blancs qui gagnent plus qu’eux.
Et enfin, si vous pensez que toutes les femmes gagnent moins que les hommes, détrompez-vous. Une récente étude du Danemark a révélé que tant que les femmes n’ont pas d’enfants, il n’y a pas d’écart salarial entre les sexes. Les femmes gagnent autant ou, dans certains cas, plus que les hommes. C’est quand elles ont des enfants que l’écart apparaît – les salaires des femmes chutent de 30% et ne se rétablissent pas, à cause de choix de carrière qu’elles font; que ce soit qu’elles prennent des congés, ou qu’elles recherchent des horaires plus flexibles ou qu’elles changent de professions pour en choisir de plus « conviviales et familiales ». Les femmes sans enfants ne voient pas de baisse des salaires – en d’autres termes, ce n’est pas la femme qui crée un écart entre les sexes, c’est la femme avec des enfants.
Alors pourquoi les listes énumérant les « privilèges » ne comprennent-elles pas les « couples de même sexe », les « ménages sud-asiatiques » ou les « femmes sans enfants » en tant que groupes favorisés? Parce que la théorie du privilège rassemble tout le monde dans une même catégorie et suppose le même résultat pour chacun. Les femmes sont des femmes, qu’elles aient des enfants ou non. Les non-blancs sont non-blancs, et doivent tous être à un désavantage égal. Le langage du privilège de l’«homme blanc hétérosexuel » est donc dépourvu de sens, de même que les « remèdes » proposés pour ses « avantages ». Pire encore, le fait de continuer à se concentrer sur le « privilège blanc » est également dangereux : il tribalise le seul groupe qui héberge en réalité un mouvement axé sur la violence, celui de la suprématie blanche. La théorie du privilège est une véritable manne pour les semeurs de haine, qui s’en servent pour justifier leurs croyances odieuses.
Le tribalisme critiqué par Bernier est donc l’exact opposé de ce que les défenseurs des droits de la personne cherchaient à réaliser. Martin Luther King est reconnu pour en avoir appelé à une société daltonienne. Bien sûr, un théoricien du privilège me gronderait pour avoir utilisé cette référence : en tant que personne blanche, je ne peux même pas le citer, parce qu’il était noir. Désolé, mais c’est aussi raciste que de dire que le père de King n’aurait pas dû le nommer d’après un réformateur protestant blanc, Martin Luther. Ironiquement, les deux hommes ont combattu les mêmes maux : l’intolérance et l’incapacité d’accepter la diversité de pensée. On espère que nos parlementaires prendront un peu de l’un et de l’autre et se rendront compte que le véritable privilège qu’ils ont est basé sur leur capacité à parler librement, à ne pas circonscrire le débat par la couleur, la croyance ou les caractéristiques personnelles.
La version anglaise de ce texte se trouve sur le site de iPolitics.