Alors que les Ontariens se préparent à aller aux urnes le 7 juin, les paris sont ouverts en ce qui concerne les résultats de l’élection. Ce qui semblait être victoire assurée pour le PC, il y a moins d’un mois, s’est transformé en course hippique avec le NPD, alors que les libéraux se retrouvent en troisième place. Les électeurs qui en ont assez du statu quo, mais qui craignent de confier les rênes du pouvoir aux conservateurs de Doug Ford, parient sur le NPD qui, si la tendance se maintient, formera l’opposition officielle – sinon le gouvernement – une fois le décompte des bulletins de vote effectué.
Populisme, antiélitisme, peu importe comment vous l’appelez, la revanche des masses est devenue le thème des élections de l’échappée du Brexit au triomphe de Trump à l’ascension d’Emmanuel Macron en France. Dans une certaine mesure, cela a également façonné la politique fédérale canadienne en 2015 : un gouvernement conservateur usé s’est fait mettre de côté à la faveur d’un nouveau Parti libéral dirigé par Trudeau. La transparence, la façon de faire de la politique différemment et les promesses pour tout le monde l’ont emporté.
Ces promesses pourraient maintenant s’avérer être la perte de Trudeau. Bien qu’il en ait tenu plusieurs dans les mois qui ont suivi sa prise de fonctions – notamment en ce qui concerne les avantages familiaux et les changements fiscaux –, de nombreux gros dossiers sont toujours en cours d’achèvement alors que d’autres ont carrément été abandonnés. Les amendements tant vantés par les libéraux à la Loi sur l’accès à l’information ont été balayés sous le tapis par le commissaire fédéral à l’information.
La réforme électorale s’est effondrée lorsque les consultations ont abouti à des recommandations que le premier ministre ne voulait pas entendre. L’Enquête sur les femmes et les filles autochtones assassinées et disparues reste embourbée dans des problèmes de communication et de démissions multiples. La législation sur la marijuana est bloquée au Sénat, qui siège maintenant en été dans l’espoir d’adopter le projet de loi.
Cela est dû en grande partie au style de gouvernement de Trudeau, qui a nécessité beaucoup de discussions et de collaboration – avec des groupes d’intérêt, le public, les provinces – produisant beaucoup de « paperasseries » mais aussi beaucoup de replis. Trudeau semble avoir sous-estimé la résistance des provinces aux dossiers clés, notamment ceux de la taxe sur le carbone, la légalisation de la marijuana, et maintenant celui du pipeline Trans Mountain. Ce dernier est en train de se transformer en une véritable crise constitutionnelle, avec la Colombie-Britannique poursuivant l’Alberta pour le projet de loi 12, une loi qui interdirait les exportations de pétrole de l’Alberta pour forcer le la C.-B. à permettre la construction du pipeline. La réponse de Trudeau a été de jeter de l’argent des contribuables sur le problème, et de « compenser » Kinder Morgan pour des retards politiques – et de charger le ministre des Finances, Bill Morneau, de la désagréable tâche de vendre cette non-solution à la population canadienne.
La même approche du « achetons-nous-du-temps » est également utilisée dans le cas de la crise grandissante au poste frontalier de Lacolle au Québec, où 7 500 migrants sont entrés illégalement au Canada depuis les États-Unis au cours des quatre derniers mois. La majorité des demandeurs d’asile arrivant par cette voie l’année dernière se sont vus refuser le statut, et le nouvel afflux signifie que ceux qui arrivent maintenant pourraient devoir attendre jusqu’à 11 ans pour avoir une audience – tout en recueillant des prestations sur le sol canadien.
La question a pris une telle ampleur au Québec que des manifestations à la frontière ont failli dégénérer au cours du week-end. En Ontario, le maire de Toronto, John Tory, a réclamé l’aide du fédéral car les refuges de sa ville sont submergés par les migrants qui recherchent un abri, tandis que l’aéroport Pearson pourrait connaître des retards lorsque les agents de sécurité frontalière seront relocalisés au Québec. L’opposition a martelé le gouvernement sur cette question depuis des mois, mais Trudeau demeure silencieux quant à une possible solution – soit de fermer l’échappatoire de l’Entente sur les tiers pays sûrs avec les États-Unis qui encourage ces passages illégaux.
Cette inaction à la frontière peut s’expliquer, en partie, par le drame des négociations de l’ALENA qui se poursuit et qui a empiré cette semaine alors que le président américain a qualifié le Canada de pays « très difficile à gérer » et de « gâté ».
Trudeau est confronté à un délicat exercice d’équilibriste consistant à conclure un marché sans « piquer l’ours » dans d’autres dossiers transfrontaliers. L’élection inattendue de Trump a aussi forcé Trudeau à consacrer davantage de ressources à la consolidation de l’ALENA et à la gestion de la relation avec notre voisin du sud. Elle a sans doute mis des bâtons dans les roues des travaux d’un gouvernement déjà chargé d’une longue liste de livrables.
Mais Trudeau ne peut jouer indéfiniment la carte Trump. La réalité est qu’il s’est permis beaucoup de détournements de son mandat principal (c.-à-d., tenir ses promesses et s’occuper des affaires quotidiennes). Il a assumé le rôle d’ambassadeur mondial du féminisme et du pluralisme. En trois ans, il a tenu plus d’assemblées publiques, posé pour plus de selfies et fait la une de plus de magazines que Harper en neuf ans! Tout cela était censé redéfinir et promouvoir la marque canadienne comme avant-gardiste, progressiste et inclusive. Mais Rome brûle derrière la façade…
Trudeau doit cesser de s’amuser et assumer ses responsabilités – pour le bien du pays et de son gouvernement. S’il ne le fait pas, l’élection de 2019 pourrait également se transformer en élection du changement.
La version anglaise de ce texte se trouve sur le site de iPolitics.