A quel point les droits de l’homme devraient-ils déterminer le commerce – en particulier, le commerce de biens militaires ? La question se pose à nouveau cette semaine grâce à la nouvelle que la société aérospatiale montréalaise CAE a vendu des simulateurs de vol à l’armée de l’air koweïtienne.
Selon un reportage du Globe and Mail, une délégation canadienne – qui comprenait le vice-président de la Corporation commerciale canadienne et l’ambassadeur du Canada au Koweït – a effectué une visite au projet de simulateur, le jour même que les Nations Unies a publié un rapport détaillant les violations des droits de l’homme par une coalition dirigée par l’Arabie Saoudite au Yémen.
Le rapport conclut que les frappes aériennes lancées par la coalition – qui comprend le Koweït – sont possiblement des crimes contre l’humanité, ce qui incite les appels à la fin de matériel militaire dans la région. « Les gouvernements américain et britannique devraient cesser immédiatement le transfert de toutes les armes de la coalition Arabie Saoudite qui pourraient être utilisés pour de telles violations », a déclaré Philippe Bolopion du groupe Human Rights Watch, « et ils devraient soutenir une enquête internationale sur les abus commis par toutes les parties ».
Le rapport n’a pas mentionné le Canada, mais ce n’est pas un secret que le gouvernement canadien vend des armes aux Saoudiens et leurs alliés. L’an dernier, le gouvernement conservateur a signé un accord pour vendre 15 millions $ de véhicules blindés légers au gouvernement saoudien. La semaine dernière, parlant à la radio Sirius XM, l’ancien ministre de l’Immigration et ambassadeur en Afghanistan, Chris Alexander a défendu ces ventes, en dépit de la situation des droits humains dans le pays.
« Leur torture de blogueurs, leurs exécutions de masse, leur mépris total pour les droits des femmes, sont odieuses, sans question », at-il dit, avant d’ajouter : « Je pense que nous sommes un pays assez sophistiqué pour pouvoir leur parler ouvertement de ces questions tout en leur vendant les meilleurs véhicules blindés dans le monde. Ne soyons pas des scouts. ” Alexander a cité l’exemple d’autres pays qui défendent les droits humains et vendent des armes à l’étranger – comme la Suède, qui vend des systèmes anti-aériens et de systèmes anti-chars à l’Arabie Saoudite.
A quel fins utilisent-ils ces systèmes d’armes ? Depuis 2015, la coalition dirigée par l’Arabie Saoudite a bombardé les rebelles Houthi dans le nord du Yémen, qu’elle accuse d’agir comme les mandataires de l’Iran contre le gouvernement yéménite dans la guerre civile qui fait rage dans ce pays. Plus de 6.000 personnes ont été tuées depuis l’implication de la coalition, qui inclut d’autres pays du Golfe, ainsi que les services de renseignement américains. Selon Reuters, l’ONU a également fait enquête sur un éventuel transfert de l’Iran de missiles guidés antichars aux forces Houthi et Saleh, qui constituerait elle-même une violation d’un embargo de l’ONU.
La semaine dernière, bien sûr, le gouvernement Trudeau a annoncé qu’il allait lever les sanctions contre l’Iran, permettant potentiellement à Bombardier d’exporter des avions au pays, en dépit du fait que l’Iran reste sur la liste canadienne des États qui parrainent le terrorisme. La décision était en partie en réponse à la vente de 118 avions à l’Iran par le consortium européen Airbus. “Si Airbus est en mesure de le faire, pourquoi Bombardier ne serait-il pas capable de le faire ? De quelle manière aidons-nous le Canada, ou le peuple iranien, ou Israël, ou n’importe qui, si le Canada fait mal à sa propre industrie ? ” a demandé le ministre des Affaires étrangères Stéphane Dion.
L’expression « l’ennemi de mon ennemi est mon ami” anime fréquemment la politique étrangère. Cependant, il devient de plus en plus difficile de déterminer qui est l’ennemi, et qui est l’allié. Certes, les alliés de complaisance dans une guerre peuvent facilement se transformer en ennemis mortels une fois le combat terminé. Le siècle précédent nous offre plusieurs exemples : les États-Unis et l’Union soviétique faisaient équipe contre l’Allemagne nazie dans la Seconde Guerre mondiale, et les États-Unis soutenaient Saddam Hussein contre l’ayatollah Khomeiny dans la guerre Iran-Irak.
On comprend facilement la protection de ses propres intérêts – mais à quel moment doit-on aussi défendre les intérêts des autres ? La loi canadienne interdit les exportations militaires vers les pays qui pourraient utiliser ces armes contre leur propre peuple. Bien que nous ne devons pas être « scouts », pour reprendre les mots d’Alexander, ni devrions-nous être complices de ces abus.
En restant volontairement aveugle aux violations des droits de l’homme, nous perdons graduellement l’autorité morale de les dénoncer. Nous affaiblissons aussi notre propre lutte contre les entités terroristes comme les talibans, Al-Qaïda et l’Etat Islamique, qui ont tous été indirectement pris en charge par des sociétés écrans dans des pays comme l’Arabie Saoudite, tel que détaillé dans la célèbre fuite de courriels de la secrétaire d’État Hillary Clinton en 2009.
Le brouillard de la guerre peut parfois occulter la grande image. Mais les grands principes – et notre détermination de les défendre – devraient demeurer clairs.
La version anglaise de ce texte se trouve à ipolitics.ca