La promotion des opinions anti-avortement viole-t-elle la Charte des droits et libertés? Le problème a récemment été soulevé dans le contexte du Programme Emplois d’été Canada, un programme fédéral qui finance des entreprises et des organisations cherchant à embaucher des étudiants durant les vacances d’été.
Au cours des dernières années, certains députés, dont la libérale Iqra Khalid et la conservatrice Rachael Harder, ont approuvé des demandes de financement présentées par des groupes anti-avortement qui ont embauché des étudiants pour plaider contre l’avortement. Khalid, en particulier, a fait les manchettes après avoir approuvé une subvention d’emploi d’été de 56 695 $ au Centre canadien pour la réforme bioéthique (CCBR), un organisme reconnu pour avoir distribué des dépliants montrant des images de fœtus avortés et pour avoir tenté d’afficher des publicités anti-avortement sur des autobus dans plusieurs villes canadiennes.
En guise de réponse, le gouvernement fédéral a modifié en 2018 les règles du programme d’emplois d’été, privant ainsi les députés de leur pouvoir d’allouer de l’argent et faisant en sorte d’obliger les demandeurs à signer une « attestation » stipulant qu’ils respectent la Charte, y compris « les droits en matière de procréation et le droit de ne pas faire l’objet de discrimination fondée sur le sexe, la religion, la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, les déficiences mentales ou physiques, l’orientation sexuelle ou l’identité ou l’expression de genre ». Ce gouvernement prétend que cela « permettra de s’assurer que les jeunes, ce qui comprend ceux âgés d’à peine 15 ans, ne soient pas exposés à des organismes dont les emplois vont à l’encontre des valeurs contenues dans la Charte des droits et libertés et la jurisprudence qui en découle ».
L’effet a été ressenti bien au-delà des groupes comme le CCBR, cependant. Les organisations religieuses ont protesté, affirmant qu’elles ne pouvaient pas en toute conscience signer une telle attestation – non pas parce qu’elles veulent inonder les quartiers de brochures anti-avortement, mais parce qu’elles croient que l’avortement est moralement inacceptable. Leur demander de signer cette attestation équivaut à leur demander d’abandonner leurs croyances – une violation directe de l’article 2 de la Charte qui garantit la liberté « de conscience et de religion, de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression ». Quoi qu’il en soit, Trudeau a défendu le changement, lors d’une rencontre publique à Hamilton, en disant que « défendre les droits et libertés est au cœur de ce que je suis et au cœur de ce que le Canada est … En même temps, nous devons savoir qu’il y a une différence entre la liberté d’expression et le fait d’agir sur ces libertés. »
Euh, oui, nous le savons – et c’est une différence qui est prise très au sérieux. Selon ses propres mots, Trudeau classe les activités de l’organisation dans la même catégorie que les négationnistes de l’Holocauste Ernst Zundel, Jim Keegstra ou toute autre personne reconnue coupable d’avoir enfreint l’interdiction sur le discours haineux, définie comme « tout écrit, signe ou représentation visible qui préconise ou fomente le génocide, ou dont la communication par toute personne constitue une infraction aux termes de l’article 319 (du Code criminel). »
Inspirée peut-être par Trudeau, la Coalition pour le droit à l’avortement du Canada (ARCC) a intenté une action en justice contre la CCBR, affirmant que non seulement les fonds fédéraux lui devraient être refusés, mais que ses dépliants et publicités devraient être interdits à titre de propagande haineuse. « Seules les femmes et certaines personnes transgenres ont des avortements, alors le message que véhiculent les images offensantes est que les femmes sont des meurtrières et que leur droit à l’avortement devrait leur être retiré », a déclaré Joyce Arthur, directrice générale de l’ARCC. « Cela fait que les dépliants et affiches sont discriminatoires … Cela signifie que les affiches montrées en public semblent enfreindre la loi sur le discours haineux du Code criminel … Les femmes et les personnes transgenres sont des groupes identifiables, les affiches incitent à la haine envers ces groupes, et l’incitation risque de mener à une rupture dans la paix sociale. »
Vraiment? Le CCBR n’incite pas à ce que les femmes qui subissent des avortements soient attaquées. Cela ne répond même pas à l’objectif déclaré par l’organisation qui est : « See it. Believe it. End it. » (« Le voir. Y croire. Y mettre fin. ») Selon les termes de l’ARCC, « ces activités changent très peu d’avis sur l’avortement, mais elles font que beaucoup de citoyens se fâchent et s’irritent, ce qui entraîne des plaintes auprès des gouvernements locaux et de la police. Les familles avec de jeunes enfants sont souvent les plus furieuses, avec de nombreuses histoires d’enfants traumatisés après avoir vu les images. »
Franchement, j’ai vu des images beaucoup plus bouleversantes de gens – y compris des enfants – sur les premières pages des journaux, mourant à la guerre, gravement mutilées par les bombes des terroristes, ou blessées dans une variété de catastrophes naturelles. L’image d’Aylan Kurdi, un réfugié syrien de quatre ans couché dans le sable sur une plage turque, me hante toujours. Pourtant, une organisation dédiée à mettre fin à la guerre, qui utiliserait une telle image, ne serait pas traduite en justice pour l’avoir affichée. On ne dira pas non plus aux femmes accoutrées comme des vagins géants avec des dents qui ont défilé dans les rues de Washington que leurs tenues étaient trop « dérangeantes » pour se trouver en public, même si je ne voudrais pas que ma fille de huit ans les voit défiler non plus.
Des groupes font des déclarations politiques à l’aide d’images à tous les jours – mais tant qu’ils n’incitent pas ou ne cherchent pas à inciter à la violence, ils ne vont pas à l’encontre des lois concernant les discours haineux. Je ne suis pas d’accord avec ceux qui imposeraient une interdiction complète de l’avortement. Mais dans un pays libre, croire que l’avortement est un meurtre n’est pas un crime. Ni de le dire – ou de le montrer. Il y a une différence entre promouvoir la haine et générer un débat.
La version anglaise de ce texte se trouve sur le site de iPolitics.