Ce ne serait pas bon marché – et cela aurait un impact certain sur la composition de la main-d’œuvre
De l’Italie en passant par l’Inde, le revenu annuel de base est de retour dans les nouvelles. Dans le monde entier, huit juridictions – dont le Kenya, la Finlande, les Pays-Bas, l’Ouganda et la Californie – mènent des expériences impliquant des paiements réguliers pour couvrir les coûts de base de la vie, quelle que soit la situation économique des bénéficiaires.
Avec les programmes d’aide sociale qui consomment des milliards de dollars d’impôts sans éliminer la pauvreté, et avec les robots prêts à s’approprier plus d’emplois et à rendre caduques plus de travailleurs, les gouvernements saisissent l’opportunité et lancent des tests de différents types de programmes de revenu annuel garanti (RAG).
Et vous pouvez maintenant ajouter l’Ontario à la liste. Ce mois-ci, le gouvernement provincial dévoilera un projet pilote de revenu de base. « C’est une rare occasion de faire des réels changements», a déclaré Chris Ballard, ministre du Logement, l’un des deux ministres qui dirigent l’initiative. « Il y a eu tant de discussions à ce propos. Un petit peu d’études ici, un petit peu d’études là. Beaucoup de théorie. Nous aurons l’occasion de mener un solide projet pilote qui va soit prouver le bienfait du concept, soit le réfuter ».
Le concept d’un revenu annuel garanti a des supporteurs aussi bien à gauche qu’à droite, attirant des camarades politiques aussi hétéroclites que le sénateur américain (et ancien aspirant présidentiel) Bernie Sanders, le défunt Martin Luther King, l’économiste néoclassique Milton Friedman et l’écrivain conservateur de politique sociale Charles Murray. « Les transferts de fonds inconditionnels », rapporte le Toronto Star, « sont même considérés comme un antidote à la montée du populisme du mouvement alt-right qui a alimenté le Brexit du Royaume-Uni et l’élection de Donald Trump ».
Mais, comme pour tout changement de politique, il y aurait des conséquences imprévues découlant d’un revenu annuel garanti – et ce ne sont peut-être pas celles qui nous viennent tout de suite à l’esprit. En effet, les effets réels d’un revenu de base pourraient se ressentir moins en termes d’éthique de travail que de dynamique familiale. Et cela pourrait constituer un paradoxe sérieux pour certains militants anti-pauvreté – en particulier les féministes.
Un revenu de base oblige les gens à « travailler différemment, pas nécessairement moins », selon les chercheurs du Mowat Center, un groupe de réflexion rattaché à l’Université de Toronto qui a étudié des expériences menées antérieurement au Canada et aux États-Unis. « Chez les femmes mariées recevant un revenu de base … les heures annuelles travaillées ont diminué jusqu’à 28%. Pour les hommes mariés, la réduction atteignait 8%. D’autre part, l’expérience du Manitoba a révélé des réductions aussi faibles que 3% et 1% respectivement ».
Une autre étude menée à l’Université Queen’s a révélé une tendance similaire dans les expériences américaines : les études ont montré une réduction des heures travaillées variant entre 7 et 30 pour cent chez les femmes célibataires et monoparentales.
Pourquoi les femmes ont-elles réduit leurs heures travaillées plus que les hommes? Selon l’auteure Melissa Martin, « les enfants d’âge préscolaire ont augmenté l’offre de main-d’œuvre des maris, tout en réduisant celle des épouses de façon plus ou moins égale. Ainsi, les changements dans la composition de la famille peuvent avoir un impact plus important sur l’offre de main-d’œuvre qu’un programme de revenu annuel garanti ».
« Si le RAG devait être appliqué dans un contexte canadien, il serait important de tenir compte de l’effet sur l’offre de main-d’œuvre que le programme pourrait avoir, ainsi que des impacts positifs potentiels résultant de la capacité des personnes à rester à la maison pour s’occuper des enfants et des parents âgés ».
Ironiquement, cela confirme ce que beaucoup d’études ont révélé depuis des années : compte tenu du choix économique, de nombreux parents – en particulier les mères – choisiraient de rester à la maison avec leurs jeunes enfants plutôt que d’envoyer ces derniers à la garderie.
Un revenu annuel de base permettrait à un plus grand nombre d’entre elles de le faire, ce qui signifie que davantage choisiront de le faire – ce qui impliquerait moins de demande de services de garde d’enfants, moins d’emplois dans le secteur de la garde d’enfants et une réduction de la participation des femmes dans la population active. Sans oublier qu’un tel programme de RAG annulerait la nécessité de politiques publiques comme la garderie subventionnée à 7 dollars jours par jour du Québec, ou le récent engagement de l’Ontario à créer 100 000 places de garderie.
Du point de vue des enfants et des familles, cela pourrait être une conséquence positive (non intentionnelle) d’un revenu de base, mais cela pose un problème pour les défenseurs de la justice sociale qui souhaitent à la fois mettre fin à la pauvreté et faire augmenter la participation des femmes au marché du travail.
De leur côté, les partisans du choix des parents … appuieraient-ils l’idée de donner à chacun un revenu de base, quelle que soit la situation familiale, quand il en coûterait environ 8 milliards de dollars par année pour sortir tous les Ontariens de la pauvreté?
Une étude britannique sur le revenu de base (menée par les défenseurs de l’idée) a permis de calculer qu’il faudrait des hausses d’imposition significatives pour tous les groupes de revenu : les taux d’imposition de base passeraient de 20 à 48%, les taux les plus élevés, de 45 à 73%. Les contribuables en Ontario seraient-ils disposés à faire face à de telles augmentations lorsqu’ils doivent déjà faire face aux coûts fulgurants du logement et à l’augmentation des tarifs d’hydroélectricité?
Il y a une autre attrape cachée. Comme l’a souligné Charles Murray, « un revenu de base universel fera … de bonnes choses … seulement s’il remplace tous les autres paiements de transferts et les bureaucraties qui les supervisent. Si le revenu garanti est un ajout au système existant, il sera aussi destructeur que ses critiques le craignent ».
Voilà le réel frein : un gouvernement mettant de l’avant un revenu annuel garanti serait-il prêt à entreprendre des mesures visant à réduire sa taille? Il est assez difficile de licencier des fonctionnaires dans des circonstances normales. Commencer à éliminer des départements entiers et vous serez pris avec une révolte totale dans le service public, et parmi les syndicats qui verraient leur pouvoir et leur revenu s’éroder.
Pour les libéraux de l’Ontario, s’en prendre à la main-d’œuvre organisée est hors de question; alors que les résultats de ce projet pilote ne seront pas connus à temps pour les prochaines élections provinciales d’octobre 2018, il est difficile d’imaginer de futurs politiciens promettre d’éliminer les postes de 100 000 travailleurs gouvernementaux rendus caduques par un programme de revenu de base.
C’est pourquoi, en dépit des bonnes intentions qu’elle implique, l’expérience du revenu de base de l’Ontario sera vraisemblablement juste cela: une expérience qui fera plaisir à certains, déplaira à d’autres, et qui s’effritera sous le poids de la politique.
La version anglaise de ce texte se trouve sur le site de iPolitics.