« Le Canada est un pays très libéral qui croit en la liberté de pratique religieuse et en l’égalité entre les hommes et les femmes. Quelle est votre opinion sur ce sujet? Comment vous sentiriez-vous si votre patron était une femme? Que pensez-vous des femmes qui ne portent pas le Hijab, le Dupatta, le Chador, le Niqab ou la Burka? »
Non, ce n’était pas un script pour une vidéo de campagne de Kellie Leitch. Cette question faisait partie d’un questionnaire de trois pages remis par des agents de la GRC à des personnes qui traversaient illégalement la frontière canado-américaine près de Lacolle, au Québec.
Douze mille hommes, femmes et enfants ont fait cette traversée cette année, dont la plupart ont revendiqué le statut de réfugié sur le sol canadien. Un grand nombre sont des Haïtiens qui craignent d’être expulsés vers Haïti en raison des changements de politique envisagés par le président des États-Unis, Donald Trump. Beaucoup d’autres sont des demandeurs originaires de pays à majorité musulmane qui ne se sentent plus à l’aise en Amérique et préfèrent réclamer le statut de réfugié au Canada.
Dans le cadre de l’Entente entre le Canada et les États‑Unis sur les tiers pays sûrs, les agents canadiens ne peuvent renvoyer ces personnes que si elles traversent à des points de contrôle juridiquement légaux, pas si elles le font de façon illégale. Cela a comme effet pervers d’encourager les passages illégaux dans des endroits comme Lacolle, où une véritable industrie de contrebandiers et de chauffeurs a vu le jour pour transporter les gens vers le passage à niveau de Roxham.
Pour endiguer ce flot, le gouvernement canadien pourrait demander aux États-Unis de rouvrir l’accord et d’éliminer cette échappatoire. Mais en pleine renégociation de l’ALENA, faisant face à des courants protectionnistes à Washington, il n’y a tout simplement pas d’appétit pour une telle conversation. Donc, les traversées illégales continuent.
Au lieu de cela, la réponse d’Ottawa a été de jeter de l’argent sur le problème: embaucher plus de douaniers, ériger un camp temporaire de tentes à Lacolle, installer des lits dans le Stade olympique de Montréal et construire un second refuge à Cornwall, en Ontario. Et la GRC a été chargée de veiller à ce que les migrants ne présentent pas de risque pour la sécurité – une possibilité bien réelle lorsque des milliers de sans-papiers se présentent aux portes de votre pays.
C’est à ce moment qu’entre en jeu l’infâme questionnaire.
« En raison du nombre élevé de migrants irréguliers au Québec », a déclaré la porte-parole de la GRC, Annie Delisle, « un guide d’entrevue a été élaboré à titre d’outil opérationnel pour rationaliser le traitement des demandes et assurer l’uniformité des évaluations préliminaires des risques effectuées par la GRC. »
Le questionnaire comprenait la question susmentionnée sur les attitudes à l’égard des femmes, ainsi que d’autres questions personnelles sur la religion et les habitudes en matière de prière. Il comprenait également une section sur l’affiliation à des groupes extrémistes, les opinions sur les attaques terroristes et sur ISIS en général, et demandait aux répondants : « Avez-vous des intentions criminelles durant votre séjour au Canada? »
Excusez-moi pendant que j’étouffe un rire! (Vous êtes un criminel, vous allez répondre honnêtement?!) En ce qui concerne l’affiliation ou le soutien des groupes extrémistes, il est hautement improbable que quiconque essayant de se faufiler de notre côté de la frontière pour commettre des actes terroristes s’en confesserait. En fait, ils mentiraient probablement de façon très convaincante.
Mais ce sont les questions sur la religion et les valeurs qui ont le plus frappé. Celles-ci s’adressaient manifestement plus aux musulmans – en supposant, par exemple, que les musulmans auraient des attitudes négatives à l’égard des femmes. Et s’il est vrai que certains musulmans croient que les femmes sont inférieures aux hommes et discriminent contre elles sur cette prémisse, c’est malheureusement aussi vrai pour beaucoup d’autres religions.
Même les personnes sans appartenance religieuse manifestent de telles attitudes : en 2013, un sondage effectué par un groupe de professionnelles a révélé que 23% de ses 1 800 répondants préféraient avoir un homme comme patron, tandis que 5% préféraient une femme et 67% n’avaient aucune préférence. Puisque les musulmans ne représentent que 3% de la population canadienne, il est clair que l’Islam n’était pas le facteur déterminant de ces réponses.
À la suite de plaintes déposées par des avocats spécialisés en droit des réfugiés, le guide a été abandonné. « Au moment où nous avons pris connaissance du guide d’entrevue », Scott Bardsley, porte-parole du ministre de la Sécurité publique Ralph Goodale, a écrit dans un courriel au Toronto Star, « nous avons été immédiatement inquiets et nous avons contacté la GRC … Certaines des questions là-dedans étaient inappropriées et incompatibles avec la politique du gouvernement. »
Voilà un énorme euphémisme, en fait. Les questions sont incompatibles avec le respect de la Charte des droits, qui protège la liberté d’opinion, d’expression et de religion. Elles sont également incompatibles avec le gros bon sens.
Si la GRC veut vraiment faire une évaluation de la menace que représente une personne à la frontière, il existe des moyens beaucoup plus efficaces de déterminer si elle est un partisan de l’EI ou des Talibans, un néo-nazi ou un grand sorcier du Ku Klux Klan – ou n’importe qui d’autre ayant des positions extrémistes et qui pourrait menacer la paix et la sécurité de notre nation. Analyser les comptes de médias sociaux des réfugiés potentiels et rechercher des liens potentiels avec des groupes extrémistes. Entrer les noms des migrants dans des bases de données criminelles aux États-Unis et dans leur pays d’origine.
C’est un peu plus de travail que de simplement demander à quelqu’un s’il est un terroriste, n’aime pas les femmes à la tête découverte, ou est musulman. Mais c’est aussi beaucoup plus efficace.
La version anglaise de ce texte se trouve sur le site de iPolitics.