Parti politique ou mouvement politique? Le Parti libéral a décidé qu’il veut être les deux. Ce week-end, le conseil national du parti a adopté une proposition (sous réserve d’approbation lors de la prochaine convention des libéraux, en mai) qui ferait disparaître les cartes et les frais d’adhésion, et permettrait à quiconque qui le souhaiterait de s’enregistrer – gratuitement – auprès du parti et ainsi de participer à l’élaboration des politiques, à la nomination des candidats, aux congrès du parti et à la sélection des futurs dirigeants.
Le concept est né de la catégorie gratuite « supporters » des libéraux, qui a attiré 300 000 personnes au cours de la course à la direction du parti en 2012-2013. « Nous avons essayé le système partisan et ça a été un énorme succès », a déclaré la présidente du Parti, Anna Gainey. « Je crois que nous continuons à nous ouvrir et à nous moderniser, et à avoir davantage un mouvement qu’un parti politique traditionnel – et que ceci est une progression naturelle de cela. »
Le premier ministre Justin Trudeau a fait écho à ces remarques : « Nous devons être courageux et nous avons besoin de montrer, une fois de plus, que le Parti libéral n’a pas peur de défier le statu quo, même si cela signifie une rupture avec nos propres traditions … Les Canadiens comptent sur nous pour que nous continuions à construire, moderniser et ouvrir notre mouvement. Nous ne pouvons pas les laisser tomber. »
En vérité, la plupart des Canadiens ne pourrait possiblement s’en balancer plus des détails de procédures soporifiques d’une politique d’adhésion à un parti. Mais ils devraient faire très attention à ce geste des libéraux – comme le devraient les autres partis partageant la scène nationale – car il pourrait avoir des répercussions considérables. Jumelé à la promesse de réforme électorale des libéraux – qui verrait notre système de « premier ayant franchi la ligne d’arrivée » remplacé par la représentation proportionnelle, un scrutin préférentiel, ou une combinaison des deux –, il pourrait aider à enraciner le Parti libéral comme étant le « parti naturellement au pouvoir au Canada »… pour toujours.
En ouvrant l’accès à tous, les libéraux font fi de ce que toutes les critiques du parti qui, depuis des décennies, l’ont qualifié : une organisation politique d’opportunité, dont le seul but est de remporter et d’exercer le pouvoir. Un Parti libéral ouvert représentera tout le monde, et n’importe qui, et tout ce qu’ils s’adonnent à croire à un moment donné. Avec une politique d’adhésion sans limites, les libéraux, par extension, n’auront plus de principes ou de politiques fermes qu’ils ne pourront échanger contre de nouvelles en criant ciseaux. Ils analyseront les tendances de l’opinion publique du moment et gagneront les élections en reflétant ce qu’une majorité des Canadiens disent vouloir – sans se soucier nécessairement de savoir si c’est une bonne idée.
L’adhésion ouverte à tous va consolider quelque chose qui fonctionne pour les libéraux : être de facto le parti de tous les électeurs canadiens mécontents de ce que les autres formations politiques ont à offrir.
Vous n’aimez pas la direction du NPD? Joignez les rangs des libéraux pendant un certain temps – aucune adhésion requise! Vous trouvez les conservateurs grincheux et sans intérêt? Conservez votre carte du Parti conservateur, mais assistez à un congrès du Parti libéral – sans aucune condition. C’est l’équivalent de transformer un parti politique en une immense page Facebook : Cliquez sur « J’aime » et vous faites parties du club. (Ou peut-être que les libéraux vont devenir l’équivalent politique du site de rencontres Ashley Madison. Vous n’aimez pas votre parti? Ayez une aventure extraconjugale! Ce que Tom Mulcair ne sait pas ne lui fera pas de mal…)
En gros, les libéraux veulent se transformer en une entité politique parfaite pour l’ère numérique des idées jetables. C’est une excellente stratégie, en fait. Pour les membres de la génération Y – ces personnes qui sont en ligne jour et nuit, qui accordent une grande valeur à leur indépendance et vivent une vie « de pigistes » –, c’est un accord parfait. C’est de la politique sans contrainte de temps ou d’espace, sans demandes ou engagement. Pourquoi acheter quand vous pouvez louer? Pourquoi vous marier quand vous pouvez vivre en union libre?
C’est également une stratégie qui comporte son lot de risques pour le Parti – qui pourrait virer dans toutes sortes de directions dangereuses, dépendamment de qui mène la parade. En fait, c’est exactement ce que Bernie Sanders et Donald Trump essaient de faire pour les partis démocrate et républicain aux États-Unis – de transformer ces organisations de partis en mouvements incarnés, respectivement, par Sanders et Trump. Ils essaient d’étendre la portée du Parti en faisant appel aux électeurs indépendants désenchantés du processus politique.
Dans un système à deux partis, les leaders des deux formations peuvent prétendre être des candidats du « mouvement » tout en continuant à faire croître leurs bases électorales. Mais dans un système multipartite comme celui du Canada – un système qui comprend des partis idéologiques, des partis « d’une seule question », des partis régionaux, en plus des libéraux centristes –, un Parti libéral sans cartes d’adhésion aurait pour effet d’aspirer tous les électeurs dans une sorte de grande et amorphe centrifugeuse… au bénéfice des libéraux.
Et tandis que les autres partis pourraient adopter le même genre de politique, ils auraient beaucoup plus de difficulté à le faire fonctionner. Si vous défendez les idées conservatrices, ou la social-démocratie, ou le nationalisme québécois, vous ne pouvez pas vraiment admettre dans vos rangs des gens qui ne sont pas d’accord avec les principes de base de ces systèmes de croyances. Les autres partis feraient face également à un plus grand risque de prise de contrôle par des intérêts particuliers; l’une des raisons pour lesquelles les conservateurs ont augmenté leurs frais d’adhésion pour leur course à la direction était de décourager les groupes « d’une seule question » (les organisations pro-vie, par exemple) de submerger le processus.
Et si la réforme électorale devient une réalité, la politique de non-membre des libéraux prend encore plus d’importance. Dans un système de représentation proportionnelle à cinq partis, il est très peu probable que l’un de ces partis obtiendrait une majorité absolue. Mais en impliquant plus de Canadiens dans le parti grâce à une politique d’ouverture, les libéraux pourraient faire croître leur nombre plus près du chiffre magique de 50 pour cent. Ils pourraient également s’assurer de devenir le joueur dominant dans un éventuel gouvernement de coalition – ce qui pourrait être tous les gouvernements, puisque les gouvernements de coalition deviendraient la norme sous un système de représentation proportionnelle. Si les Canadiens devaient commencer à élire des gouvernements fédéraux au scrutin préférentiel, les libéraux auraient un avantage encore plus grand; ils pourraient devenir le « second choix » naturel des partisans des autres partis, ce qui pourrait être suffisant pour leur garantir des gouvernements majoritaires.
Traditionnellement, les partis politiques et les mouvements politiques ont été maintenus comme des entités séparées, mais symbiotiques. Les mouvements génèrent des idées, qui sont reprises par les partis, qui se font élire et (en théorie) les mettre en œuvre. Ils ont besoin les uns des autres, mais ils puisent dans différentes réserves de talents tout en remplissant des fonctions différentes. Les partis mettent l’accent sur la politique : les élections, la collecte de fonds, le recrutement de candidats et la gouvernance. Les mouvements se concentrent sur les politiques : le brassage d’idées, la recherche, le débat et la promotion. La plupart du temps, ils gardent leur distance les uns des autres.
La réforme proposée par les libéraux ferait tomber ces obstacles et créerait une nouvelle créature : un mouvement dont le but est de se faire élire. Moderne? Pas vraiment. Cela s’appelle le populisme – et c’est aussi vieux que la politique elle-même.
La version anglaise de ce texte se trouve sur le site de iPolitics.