Que faudra-t-il pour figurer sur la liste des « meilleurs » médias canadiens? Réponse: la bénédiction du gouvernement.
Conformément au budget du printemps, un groupe nommé par le Cabinet dressera une liste des « organisations de journalisme canadiennes qualifiées » admissibles à des allégements fiscaux et à des subventions sur la masse salariale, et dont les abonnés bénéficieront également d’un crédit d’impôt pouvant atteindre 75 $ par année.
Cette semaine, le Sénat a tenu des audiences sur ce que cela signifierait pour les médias – et, comme l’a rapporté le Blacklock, le témoignage n’est pas rassurant.
« Les règles permettent la publication d’une liste d’organisations journalistiques éligibles », a déclaré Trevor McGowan, directeur général de la Division de la législation de l’impôt. « Cela permettrait, par exemple, à l’Agence du revenu du Canada de dresser une liste indiquant les organisations admissibles au crédit d’impôt numérique. Et vous pourriez consulter cette liste. »
Et les critères de sélection seront déterminés par l’État. « Le gouvernement décidera de modifier ou non certains critères », a déclaré Maude Lavoie, directrice générale des programmes de fiscalité des entreprises du ministère des Finances Canada.
Tout cela, parfaitement intégré à la Loi d’exécution du budget, qui ne fera pas l’objet d’un débat ou d’un examen spécial. Cela inquiète la sénatrice conservatrice Raynell Andreychuk, présidente du Comité des relations extérieures.
« Pour moi, c’est un terrain très dangereux, et cela ne devrait pas se faire par un crédit d’impôt », a-t-elle déclaré. « Le débat devrait être ouvert aux Canadiens. Que ce soit pour soutenir une presse plus libre, une presse qui lutte contre les blogueurs et les nouveaux systèmes virtuels, les tweets et autres. Je pense qu’il s’agit d’un débat national plus vaste qu’une simple question inscrite dans un projet de loi relatif à l’impôt. »
(En tant que radiodiffuseur, Corus Entertainment, société mère de Global News, serait exclue des critères de financement.)
Cela devrait effectivement faire l’objet d’un énorme débat – et pourtant, cela retient très peu l’attention. C’est probablement parce que le forum de discussion – les médias – est la communauté même qui profitera des largesses du gouvernement. De 2020 à 2024, les agences de presse « dont l’activité principale consiste à produire du contenu original d’actualités écrites » seront éligibles pour se partager un montant total de 360 millions de dollars. Les éditeurs peuvent réclamer un crédit d’impôt sur la masse salariale de 25% sur les salaires allant jusqu’à 55 000 $ – ce qui représente un juteux retour de 13 750 $ par employé de la salle de rédaction, avec effet rétroactif au 1er janvier 2019. Pour des journaux assoiffés d’argent, et des journalistes avides d’emplois, il s’agit d’un excellent incitatif à rester silencieux.
Et c’est justement le problème, particulièrement à la veille d’une élection fédérale. Qui va mordre la main qui les nourrit – surtout s’ils comptent sur les bonnes grâces d’un comité du Cabinet pour faire partie de la liste? Pire encore, puisque cette liste sera publique, les lecteurs seront encouragés à s’abonner à ses publications. C’est comme une liste de fournisseurs privilégiés – sauf que le produit vendu est l’actualité. Et les implications pour la liberté de la presse sont énormes.
Si un journaliste découvre le prochain scandale de SNC-Lavalin, sa salle de presse le laissera-t-il le divulguer? Si une unité d’enquête découvre une corruption au sein du gouvernement, celle-ci verra-t-elle le jour? Les sources anonymes et les lanceurs d’alerte feront-ils confiance aux médias pour qu’ils les gardent anonymes – ou même pour publier leurs récits?
« Dans les pays où j’ai travaillé, la survie de nombreuses personnes pour obtenir leurs informations signifiait qu’elles devaient s’adresser au gouvernement », a déclaré Andreychuk. « Parfois, nous regardons de l’autre côté et nous nous réveillons en constatant qu’il y a manipulation de la presse. »
Une liste constitue également un obstacle à la concurrence et pourrait contribuer à l’ossification du paysage journalistique canadien. Les fonds disponibles n’étant pas illimités, la liste ne pourrait l’être non plus. Ceux qui figureraient initialement sur la liste pourraient épuiser les ressources de financement disponibles, ce qui constituerait un obstacle considérable pour les nouveaux entrants qui ne seraient pas en mesure de rivaliser pour attirer de nouveaux talents (car les publications répertoriées bénéficieraient de subventions salariales et pourraient payer plus), ou attirer des abonnés (car elles pourraient obtenir un allégement fiscal d’un concurrent désigné). Alors oubliez la création du prochain Huffington Post. Ou, plus précisément, une publication ayant une orientation politique différente de celle du gouvernement en place.
D’autre part, la liste elle-même pourrait être très courte. Selon le projet de loi budgétaire, les organisations « qui exploitent une entreprise de diffusion » ne bénéficieront pas du crédit d’impôt. Mais que signifie « diffuser » en 2019? Aujourd’hui, chaque salle de presse écrite est également un diffuseur. La vidéo fait partie intégrante du mandat des nouvelles: les sites Internet regorgent de clips vidéo qui enrichissent les histoires imprimées, et inversement. Est-ce que cela disqualifierait les éditeurs – ou créerait-il un canal informel de « diffusion » en ligne exploité par des organes de presse avisées? Dans les deux cas, au lieu de se concentrer sur la production de contenu de qualité, l’industrie de la nouvelle se concentrera sur les manières à utiliser pour bénéficier de l’aide publique.
Et qu’arrivera-t-il en 2024, lorsque l’aide est censée prendre fin? Vous pouvez parier votre dernier dollar que ça n’arrivera pas. Les agences de presse, les syndicats de médias et les journalistes craignant pour leur emploi; tous feront pression sur le gouvernement en place pour que l’argent continue de couler. Et, craignant leur colère, le gouvernement le fera probablement…
Tout cela est la mauvaise approche. Les agences de presse doivent trouver de nouveaux moyens de monétiser leur contenu pour survivre. Et elles le font déjà. Certaines évitent l’aide du gouvernement et se concentrent sur la publicité et une plus large portée.
D’autres, comme le Globe and Mail et le Toronto Star, ont mis en place des paywalls. Le magazine Forbes rapporte que les « micropaiements » – permettant aux lecteurs de payer à l’unité – pourraient être la voie de l’avenir.
Toutes ces avenues doivent être explorées comme autant de pistes potentielles pour les médias. Le financement gouvernemental de la « nouvelle » empêcherait l’innovation de faire son chemin. Si la nécessité est la mère de l’invention, les subventions en sont les bourreaux. Et ce sera le gouvernement qui brandira la hache.
La version anglaise de ce texte se trouve sur le site de Global…