C’est ainsi que le premier ministre Justin Trudeau a décrit l’affaire SNC-Lavalin – non pas comme une violation de l’État de droit, ni comme une tentative d’influencer la procureure générale, ou comme une ingérence politique dans le système judiciaire.
Non, c’était un simple malentendu entre les membres de l’équipe. Tous, du premier ministre au chef du Conseil privé, pensaient que l’ancienne procureure générale, Jody Wilson-Raybould, était disposée à accorder à SNC-Lavalin un accord de réparation, ceci malgré le fait qu’elle leur ait répété le contraire à plusieurs reprises.
« Je n’étais pas au courant de cette érosion de confiance et, en tant que premier ministre et chef de Cabinet, j’aurais dû en être conscient », a déclaré Trudeau. « Les situations ont été vécues différemment et je le regrette. »
La version des événements de Trudeau ne correspond pas tout à fait à celle de son ancien secrétaire principal, Gerald Butts. Selon Butts, la confiance ne s’est pas seulement effritée, lorsque Trudeau a appelé Wilson-Raybould en janvier pour l’informer qu’il la dépouillait de son portefeuille de la Justice et de procureure générale et qu’il la mutait aux Affaires autochtones. Elle a disparu! Selon Butts, Wilson-Raybould a reçu la nouvelle avec calme, avant de plaider que la Justice était le meilleur poste qu’elle n’eut jamais eu, celui qu’elle désirait vraiment. Lorsque ses doléances sont tombées dans l’oreille d’un sourd, elle a fait « ce qu’aucun ministre n’a jamais fait », a déclaré Butts: elle a refusé un poste au Cabinet. Butts a conseillé à Trudeau de demeurer ferme, car s’il laissait les ministres dicter leurs portefeuilles, le Cabinet deviendrait ingérable.
Mais la justification offerte pour démettre Wilson-Raybould de son poste était très mince. Butts et Trudeau ont tous deux déclaré que le premier ministre souhaitait que le portefeuille reste entre de bonnes mains après le départ de Jane Philpott au Conseil du Trésor. Mais pourquoi entre les mains de Wilson-Raybould? N’importe qui avec un minimum de sens commun aurait su que pour elle, le changement de poste était intenable. Wilson-Raybould avait passé sa vie à lutter contre le colonialisme et elle devrait maintenant appliquer la Loi sur les Indiens, la pire loi de l’« Homme blanc ». Un expert en droits autochtones a comparé cette situation à « demander à Nelson Mandela de gérer l’apartheid ».
Soyons clairs: le véritable plan du gouvernement n’était pas de faire avancer le dossier autochtone. C’était de préserver des sièges libéraux au Québec, alors que des pressions étaient exercées pour donner à SNC-Lavalin un accord de réparation. Cette pression n’est pas venue seulement du milieu des affaires, mais également du nouveau premier ministre, François Legault.
La Caisse de dépôt et placement du Québec, la branche
d’investissement du gouvernement provincial, détenait 20% des actions de
SNC-Lavalin. Le 12 décembre dernier, M. Legault a annoncé qu’il prendrait des
mesures pour
acheter suffisamment d’actions de la société, soit 33%, afin d’empêcher
toute tentative de transfert de son siège social hors de la province. « Nous
ne pouvons pas nous permettre de continuer à perdre nos sièges sociaux. Une
entreprise comme SNC-Lavalin est l’une des entreprises qui créent de la richesse
au Québec et nous n’en avons pas suffisamment! Nous ne pouvons donc pas nous
permettre de la perdre », a
déclaré Legault à l’Assemblée nationale.
Le même jour, Butts a dit au Comité de la justice que l’ancien président du
Conseil du Trésor, Scott Brison, avait informé Trudeau qu’il ne se
représenterait plus, ouvrant la voie à un éventuel remaniement ministériel.
Même si cela a posé un problème à Trudeau dans les Provinces de l’Atlantique, comme
l’a expliqué Butts dans son témoignage, cela a également offert une solution
potentielle au problème de SNC-Lavalin en permettant au premier ministre de
mettre un visage plus sympathique à la tête du portefeuille de la vérificatrice
générale – en provenance du Québec, comme il s’avère, qui comprendrait
parfaitement le contexte politique d’une manière que Wilson-Raybould, originaire
de la Colombie-Britannique, ne le pourrait sans doute pas.
Vous devez avoir passé un certain temps dans la Belle province pour comprendre à quel point les Québécois sont obsédés par la protection des entreprises locales. Au cours des dernières années, plusieurs fleurons de l’économie québécoise ont déménagé leur siège social à l’extérieur de la province: St-Hubert, le Cirque du Soleil et, plus récemment, Rona. À chaque fois, la question a soulevé un débat houleux, y compris devant l’Assemblée législative du Québec.
SNC-Lavalin était un bien plus gros poisson que toutes ces entreprises-là, l’incarnation même du Québec Inc. Si Ottawa devait laisser échapper SNC-Lavalin en omettant de lui donner un accord de réparation, Trudeau n’en entendrait jamais la fin. Et les partisans de Legault pourraient, lors des prochaines élections fédérales, voter pour d’autres partis, y compris les conservateurs ou les bloquistes. Trudeau avait assez de problèmes comme ça en Ontario avec Doug Ford; il n’avait pas besoin d’une autre guerre avec un autre premier ministre à la veille d’une élection…
Bien sûr, même si Wilson-Raybould avait été au courant de cette dynamique, elle n’aurait pas dû s’en préoccuper: comme elle l’a dit dans son témoignage devant le Comité de la justice, elle ne pouvait pas tenir compte de questions politiques pour prendre sa décision. Elle n’a probablement fait le lien qu’une fois après avoir été mise de côté, ce qui explique pourquoi elle n’a pas fait de bruit auparavant et qu’elle ne s’est pas plaint de la « pression » qu’elle a ensuite mise au jour.
Pour Wilson-Raybould, il s’agissait d’une question juridique: pour Trudeau, ça en était une politique. Le double rôle de Wilson-Raybould en tant que ministre de la Justice et procureure générale l’a exposée à un conflit direct avec le cabinet du premier ministre, qui a riposté. Reste à voir si le public va acheter sa version des événements ou celle du premier ministre. Comme le dit Trudeau, deux personnes peuvent vivre la même chose de façon très, très différente.
La version anglaise de ce texte se trouve sur le site de Global…