Pour commencer, des « faits alternatifs ». Ensuite, l’élimination les alternatives aux « faits alternatifs ».
Parlons un peu de « faits alternatifs » – cette expression que l’une des principales conseillères de Trump, Kellyanne Conway, a inventée pour défendre la performance (il n’y a pas vraiment de meilleur terme) du secrétaire de presse de la Maison-Blanche, Sean Spicer, lors de sa première rencontre avec les journalistes de Washington, suite à l’inauguration de Trump la semaine dernière.
Dans le cadre de ce discours mémorable, Spicer a reproché aux journalistes de sous-estimer le nombre de personnes présentes lors de l’inauguration de Trump, blâmant les images d’une foule semblant plus petite sur le revêtement du sol. « Ce fut la plus grande foule ayant jamais assisté à une inauguration, point », a martelé Spicer – l’une de plusieurs déclarations qu’il a faites qui ont été par la suite contredites par des faits, des estimations de foule sur place et des photographies. « Ces tentatives visant à atténuer l’enthousiasme de l’inauguration sont honteuses et mensongères. »
Spicer a ensuite réprimandé un journaliste pour avoir tweeté à tort qu’un buste de Martin Luther King avait été retiré du bureau ovale (le journaliste a corrigé le tweet plus tard) et a critiqué les médias pour ne pas rendre compte de l’accueil enthousiaste que Trump a obtenu quand il a visité le quartier général de la CIA. « Nous allons rendre la presse imputable », a hurlé Spicer.
Bien. Aujourd’hui, Spicer était moins pugnace au sujet de ses précédentes déclarations – mais toujours aussi épineux, tel un porc-épic. « Si vous parlez d’intégrité … il arrive un moment où nous avons le droit de faire une sortie pour corriger le tir », a-t-il déclaré.
Au cours du week-end, à l’émission Meet the Press, Conway a utilisé l’excuse des « faits alternatifs » pour expliquer la piètre performance de Spicer et a réagi agressivement quand l’animateur, Chuck Todd, a déclaré que les faits alternatifs étaient en fait des « faussetés » – des mensonges, pour le dire tel quel. Elle a poursuivi en réprimandant Todd à l’aide d’une liste de faits sur le nombre de femmes dans la pauvreté, le nombre d’Américains ayant perdu leurs soins de santé, et d’autres inégalités que Trump promet de corriger.
« Ce sont les faits sur lesquels je veux que les journalistes écrivent … Si nous allons continuer à parler de notre secrétaire de presse en utilisant ce genre de vocable, je crois que nous devrons revoir les termes de notre relation ».
Ces remarques sont plus que des menaces oisives. À une époque où les histoires sont inventées à des fins lucratives, que les médias ont atteint le niveau de confiance du public le plus bas et que les gens sont plus susceptibles d’obtenir leurs informations sur Facebook que dans un bulletin de fin de soirée, les fausses nouvelles représentent une énorme menace pour les démocraties partout dans le monde. Elles ont le potentiel de manipuler les citoyens à tous les niveaux – quels produits ils achètent, dans quels stocks ils investissent, pour quels politiciens ils votent, et tout cela à des fins lucratives.
« Ceux qui se réjouissent de la chute des ”grands médias” », dit l’écrivain Rick Holmes, « doivent comprendre que le contraire des médias traditionnels n’est pas un réseau de câble qui penche du côté des Républicains, c’est le gars de Tbilissi qui fabrique des trucs et qui reçoit quelques cents à chaque fois que quelqu’un mord à l’hameçon.
Les « fausses nouvelles » présentent également une énorme ouverture pour le gouvernement déterminé à présenter sa version des faites comme la seule bonne version – les « faits alternatifs » qu’il veut vous faire croire. Dans le contexte de l’intérêt public (protéger ses citoyens des « mensonges »), il n’est pas inconcevable que le gouvernement américain adopte une sorte de « Loi sur la véracité des nouvelles » – une loi qui pénaliserait ou fermerait les organes de presse qui présenteraient de « fausses nouvelles » – ou, du moins, des nouvelles que la Maison-Blanche de Trump voudrait que vous perceviez comme fausses.
Ironiquement, le chemin vers ce genre de censure excessive a déjà été pavé – par l’administration sortante de Barack Obama. Le 16 décembre, le président de l’époque a promulgué le National Defence Authorization Act (Loi sur l’autorisation de la défense nationale), un projet de loi omnibus qui comprend le Countering Foreign Disinformation and Propaganda Act (Loi pour contrer la désinformation et la propagande étrangères).
Cette loi établit le Global Engagement Centre, un organisme qui recevra 160 millions de dollars sur deux ans pour « lutter contre la propagande et la désinformation étrangères qui menacent la sécurité nationale des États-Unis ».
Quiconque pense que le GEC est seulement une version édulcorée de Voice of America, diffusant la voix de la liberté dans le monde, devrait y réfléchir à deux reprises. Nous vivons à l’ère du numérique et la loi permet au gouvernement de « conserver, collecter, utiliser et diffuser des documents pour la recherche et l’analyse, des données et efforts de propagande et/ou de désinformation de sources étatiques et non étatiques étrangères…». Ceci peut sembler visé carrément le gars de Tbilissi, les trolls russes œuvrant sur Twitter et les cyberpirates chinois, mais cela pourrait également être utilisé pour cibler des organes de presse légitimes, des blogs citoyens ou tout type de sources qui seraient – selon les vues de l’administration – « faux ».
Et avec l’Europe censé emboiter le pas, cela soulève également la possibilité que l’administration Trump contourne l’élément « étranger » et obtienne des informations sur les Américains par le biais de ses alliés – des informations qui pourraient être utilisées pour faire taire les voix américaines qui s’éloigneraient trop de la ligne officielle du gouvernement.
Ce ne sont donc pas seulement les journalistes qui doivent craindre une telle éventualité – mais tous les citoyens qui chérissent la liberté d’expression et la liberté de la presse. À une époque où tout le monde possédant un téléphone portable peut devenir un « citoyen journaliste », où tout le monde possédant un flux de médias sociaux peut répandre une histoire, nous sommes tous devenus « la presse ». Et cela signifie que nous sommes tous des cibles potentielles.
Quand un gouvernement peut décider quels faits sont véridiques, quelles « alternatives » sont réelles et quelles versions de la réalité conviennent à la consommation publique, alors la liberté de la presse – et de nous tous – devient lettre morte.
La version anglaise de ce texte se trouve sur le site de iPolitics.