La Chine peut-elle acheter le silence du Canada? Pourquoi pas? Ça a marché ailleurs.

En 1968, le premier ministre Pierre Elliott Trudeau a produit la plus célèbre description de la relation Canada-États-Unis et du déséquilibre de puissance qui la définit : une souris qui dort à côté d’un éléphant. Le Canada, en tant que partenaire junior, dépendait des Américains pour le commerce et la sécurité dans un monde incertain de guerre froide. Pour les dirigeants et les diplomates canadiens, le défi était de trouver des moyens de faire valoir nos intérêts lorsqu’ils allaient à l’encontre de ceux de notre voisin du sud.

En 2016, il y a un nouvel éléphant dans la pièce. Grâce à son vaste marché intérieur, ses entreprises contrôlées par l’État et son gouvernement dictatorial, la Chine s’achète et se négocie une position de puissance avec des centaines de pays du monde entier. Ce genre de pouvoir est l’envie de beaucoup d’hommes politiques; Justin Trudeau a fait l’un de ses commentaires irréfléchis, avant d’être premier ministre élu, lorsqu’il a exprimé son admiration pour la Chine « parce que leur dictature leur permet de réellement transformer leur économie sans crier gare… »

Lorsqu’il traite avec la Chine d’aujourd’hui, Trudeau Junior n’a pas besoin d’offrir de louange: il peut compter sur la bonne volonté créée par son père, qui était considéré par les Chinois comme un grand ami au cours de son mandat. Mais cette bonne volonté a ses limites, comme l’a démontré la récente visite du ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi, à Ottawa. La rencontre entre Wang et Trudeau avait été « réclamée » (lire: « exigée ») par le gouvernement chinois après la participation du premier ministre à la réunion du G7, lors de laquelle Trudeau et ses collègues participants ont exprimé leur soutien pour le Japon dans son différend de longue date avec la Chine sur les ressources en mer de Chine méridionale.

Le reste, vous le savez : après avoir rencontré Trudeau et le ministre des Affaires étrangères, Stéphane Dion, Wang a réprimandé la journaliste Amanda Connolly, de iPolitics, pour avoir posé une question sur les droits de l’homme en Chine et le cas du Canadien Kevin Garratt, présentement en détention en Chine et faisant face à des accusations hautement suspectes d’espionnage.

« Je dois dire que votre question est pleine de préjugés et d’arrogance envers la Chine… et ceci est totalement inacceptable », a déclaré Wang. Dion, présent lors de la tirade de Wang, n’a fait aucun commentaire et est passé à la question suivante.

Alors, qu’aurait dû faire Dion? Ça aurait été déraisonnable de s’attendre à ce qu’il rejoue la scène de la populaire série américaine House of Cards, dans laquelle l’ambassadeur américain, Claire Underwood, fustige publiquement le président russe sur la situation des droits humains dans son pays. Au lieu de cela, Dion et Trudeau ont tous deux pris une approche « diplomatique » – ils ont exprimé en privé le mécontentement du Canada.

« Je peux confirmer que Dion et les grands fonctionnaires d’Affaires mondiales Canada ont exprimé notre mécontentement à la fois au ministre chinois des Affaires étrangères et à l’ambassadeur de Chine au Canada – notre mécontentement face à la manière dont nos journalistes ont été traités », a déclaré M. Trudeau CBC News. « Le fait est que la liberté de la presse est extrêmement importante à mes yeux. »

L’efficacité d’une telle expression de disastisfaction reste à voir. Les premières indications sont que l’attitude officielle de la Chine à l’égard du Canada n’a pas changé. Garratt est toujours emprisonné. Quelques jours après la visite, le Globe and Mail a publié un texte de Luo Zhaohui, l’ambassadeur de Chine au Canada, dans lequel il exaltait les vertus de coopération entre les deux pays – tout en démontrant le vaste fossé qui sépare encore leurs conceptions des droits de l’homme, notamment de la liberté de la presse.

« C’est avec de grandes attentes et une sincère volonté de coopération que le ministre Wang Yi est venu au Canada et a présenté une initiative de coopération en dix points. Je crois que c’est sur cela que les médias devraient se concentrer », a écrit l’ambassadeur. « Alors que les journalistes peuvent jouir de la liberté de presse et poser à la Chine des questions dans ce sens, les Chinois ont aussi la liberté d’opinion et d’expression. »

Ce qui importe est maintenant ce que Trudeau et Dion vont faire. Le Canada va-t-il négocier un accord commercial bilatéral avec la Chine, ou se concentrer sur le Partenariat transpacifique et faire du commerce avec ses alliés? Le Canada va-t-il défendre les droits de l’homme, à la fois pour les citoyens canadiens et chinois? Ou va-t-il minimiser les violations de ces droits dans la poursuite d’opportunités économiques – comme nous l’avons fait avec l’Arabie Saoudite et cette transaction d’armes d’une valeur de plusieurs milliards de dollars?

Durant des décennies, la Chine a investi en Afrique, en échange de la coopération de gouvernements étrangers, d’extraction de minerais et autres ressources dont elle avait besoin pour alimenter sa propre croissance. Maintenant, la Chine est à bâtir une « nouvelle route de la soie » en Europe, multipliant les accords avec les grands ports du continent et dépensant des milliards de dollars sur des lignes de chemin de fer et autres infrastructures. Tel que rapporté par le magazine Foreign Policy, les ambitions de la Chine ne sont pas seulement économiques – elles sont géopolitiques. Le but est d’acheter de la bonne volonté politique et de la transformer en soutien à la politique étrangère de la Chine.

« La plupart des investissements étrangers chinois directs ne sont pas des investissements étrangers directs normaux », a déclaré Philippe Le Corre, de la Brookings Institution. « À quelques exceptions près, ils se trouvent à jouir d’un appui de l’État chinois. » En conséquence, les pays tels que la République tchèque ont abandonné leur position critique sur l’indépendance du Tibet. La Slovénie est l’un des nombreux pays européens qui soutiennent la position de la Chine dans les litiges qui l’opposent au Japon dans la mer de Chine méridionale.

C’est cette fusion entre les intérêts de l’État et les intérêts commerciaux qui rend les négociations avec la Chine si difficiles. Sous le premier ministre Stephen Harper, Ottawa a appliqué les freins en matière d’investissements futurs de l’État chinois dans les sables bitumineux du Canada. Curieusement, dans son article du Globe, Zhaohui revient sur ce point, en affirmant que « la partie chinoise n’a jamais fait de l’ouverture d’un pipeline d’énergie et de la levée de restrictions sur l’investissement d’entreprises appartenant à l’État au Canada, des conditions lors de la négociation des Accords de libre-échange du Canada – comme l’ont rapporté de façon absurde certains médias ».

Absurde ou pas, ceci est l’une des lignes que Trudeau et Dion doivent fermement tracer en termes de relations économiques avec l’Empire du Milieu. Qui plus est, le Canada doit défendre les droits de ses propres citoyens, comme Garratt, et les droits des Chinois ordinaires opprimés par leur propre gouvernement. Le département du ministre Stéphane Dion a récemment publié une déclaration marquant l’anniversaire du massacre de la place Tiananmen « en (appelant) à la Chine de respecter toutes ses obligations en matière de droits humains ».

Mais Ottawa va devoir prendre une position beaucoup plus ferme avec Pékin si elle ne veut pas que l’éléphant ne hausse simplement les épaules – et ne roule sur lui-même.

La version anglaise de ce texte se trouve sur le site de iPolitics.

Leave a Reply