Interdiction du voile au Québec : les fédéraux doivent cesser de tourner autour du pot

Il y a tellement de troisièmes rails en politique canadienne – des questions tellement explosives que les partis vont faire des pieds et des mains pour les éviter, ou bien choisir de les renvoyer devant les tribunaux.

Les droits des conjoints de même sexe, l’avortement et les soins privés de santé viennent en tête de liste. Et grâce au projet de loi 62 du Québec, nous pouvons maintenant ajouter les niqabs et les burkas. On peut presque entendre les trois grands partis fédéraux trembler dans leurs chaussures collectives à l’approche de la prochaine élection, avec cette loi planant au-dessus de leurs têtes, telle une gigantesque épée de Damoclès.

Le projet de loi 62 proposé par le Québec interdirait le port de « revêtements de visage » lorsqu’il s’agit d’échanges avec les fonctionnaires de l’État, que ce soit dans les transports en commun, dans les cliniques médicales ou en obtenant son permis de conduire. En utilisant l’aspect de la sécurité, de l’identification et de la communication, le projet de loi jette tous les revêtements de visage – que ce soit les masques de ski, les niqabs ou les lunettes de soleil – dans une seule et même catégorie.

En matière d’alibis, c’est assez mince. Durant des décennies, les gens à Montréal ont embarqué dans l’autobus le visage enveloppé dans des foulards lorsqu’il fait moins 40 degrés. Personne n’a jamais considéré cela comme une question de sécurité avant, pour une excellente raison: ce n’en était pas une, et ce n’en est pas une maintenant.

Le projet de loi 62 ne concerne pas la sécurité ou le caractère sacré de « l’État laïque ». Il a vu le jour parque que certaines femmes musulmanes se couvrent le visage pour des raisons religieuses – même si rien dans le Coran n’exige que les femmes se couvrent le visage pour montrer leur dévotion et leur foi. Voilà ce qui a inspiré le projet de loi 62, et c’est sur cela que le débat devrait porter – que nos politiciens le veulent ou non.

La religion peut imposer de nombreuses pratiques, et chaque société choisit celles qu’elle embrasse, tolère, ou oppose, en fonction de ses croyances, lois et coutumes – et dans le cas du Canada, des droits fondamentaux garantis par la Charte. Ces droits comprennent la liberté d’expression, l’égalité et la liberté de religion. Ces droits ont fait l’objet d’affronts de nombreuses fois devant les tribunaux, dans des affaires impliquant l’interdiction d’enseigner en raison de son orientation sexuelle (Vriend c. Alberta), la signature de codes de conduite par des étudiants interdisant les relations homosexuelles (Trinity Western University vs. le Barreau du Haut-Canada (et la Colombie-Britannique) et la polygamie (Bountiful vs. Colombie-Britannique).

Dans deux de ces trois affaires (Trinity Western doit être entendue à l’automne par la Cour suprême), les droits à l’égalité ont eu préséance sur les libertés religieuses, quelles que soient les pratiques que les personnes et les institutions jugent importantes dans le cadre de leur foi. Certaines des filles de Winston Blackmore ont soutenu ses mariages polygames; cela n’a pas eu d’importance pour les tribunaux. « J’ai conclu que cette affaire concerne essentiellement le préjudice », a écrit le juge en chef de la Cour suprême de Colombie-Britannique, Robert Baumann. « Plus précisément, l’appréhension raisonnée du Parlement concernant le préjudice découlant de la pratique de la polygamie. Ceci inclut le préjudice aux femmes, aux enfants, à la société et à l’institution du mariage monogame ».

Si les tribunaux jugent que l’institution du mariage monogame est importante, alors qu’en est-il du principe de l’égalité des sexes? Au lieu de se contorsionner devant le principe de la sécurité dans les autobus, le gouvernement du Québec aurait pu prétendre que le niqab et la burka – qu’ils soient portés volontairement ou pas – sapent ce dernier. Ils ne sont pas simplement des revêtements de visage. Ce sont des articles vestimentaires exigés par des mouvements répressifs tels que les Talibans, dans des endroits où les femmes n’ont aucun droit fondamental – à l’éducation, au travail ou même à des déplacements sans escorte en dehors de leur foyer. Leur retrait dans des pays comme l’Arabie Saoudite est devenu un acte de défi qui a conduit à l’arrestation, à la mise à mort et à l’emprisonnement de femmes. Ils sont devenus des symboles d’oppression, et sont interdits ou restreints dans des pays aussi divers que la France, l’Égypte, la Suisse, le Tchad, les Pays-Bas, l’Espagne, la Belgique et bientôt le Danemark.

Au Canada, la plupart des commentateurs ont soutenu que l’interdiction de la burka ou du niqab viole les droits de la personne, les droits des femmes et, en particulier, les droits des femmes musulmanes. Au départ, le premier ministre Justin Trudeau semblait être d’accord. « Je ne pense pas qu’il revient au gouvernement de dicter à une femme ce qu’elle devrait ou ne devrait pas porter … En tant que gouvernement fédéral, nous allons prendre notre responsabilité au sérieux et examiner attentivement les implications ».

Depuis lors – et surtout depuis que les libéraux ont remporté une élection partielle dans la circonscription de Lac-Saint-Jean au Québec –, lui et d’autres libéraux semblent mettre de côté leurs critiques, préférant laisser la question aux tribunaux et éviter un spectacle de guerre ouverte entre Ottawa et Québec – véritable herbe à chat pour les souverainistes.

Désolé, mais vous ne pouvez pas être féministe autoproclamé et contourner ce problème. Alors que certaines femmes peuvent porter le niqab ou la burka par choix, comme une expression de leur croyance religieuse, d’autres sont contraintes de le porter. Et tandis que les partisans de ces vêtements affirment que le gouvernement ne peut pas vous dire quoi porter, ils ignorent le fait que ce dernier le fait tous les jours (essayez d’aller travailler nu pour voir ce qui se passe…).

En ce qui concerne les retombées politiques d’un appui à une interdiction aux burkas et niqabs, elles pourraient ne pas s’avérer être ce que nos politiciens croient. Dans une interview sur les ondes du AM640, le PDG d’Ipsos, Darryl Bricker, a réfuté l’idée voulant que l’opposition au port du niqab lors des cérémonies de citoyenneté ait été la raison pour laquelle les conservateurs ont perdu les élections fédérales de 2015:

« Le seul endroit où cette question a eu un impact a été dans la province de Québec, sur le vote du NPD. Cela n’a eu aucune incidence sur le vote des conservateurs. Les élections étaient déjà terminées pour eux avant même que cette question n’émerge … La raison pour laquelle [Stephen Harper] a perdu les élections était parce qu’il avait perdu l’argument économique. »

Les gouvernements doivent avoir un débat honnête sur ce qu’est vraiment le projet de loi 62. L’interdiction de la burka ou du niqab peut être justifiée si le port de ces vêtements compromet le principe de l’égalité homme-femme. Il existe des arguments valables qui normalisent l’idée qu’une femme pieuse, une bonne femme, devrait être couverte – pas exactement le genre de chose que les féministes avaient en tête lorsqu’elles ont commencé à se battre pour l’égalité des sexes il y a plus d’un siècle.

Voilà le vrai débat au cœur du projet de loi 62. Mais à moins que nos dirigeants – à commencer par le premier ministre – entament la conversation, ce n’est pas celle que nous aurons.

La version anglaise de ce texte se trouve sur le site de iPolitics.

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