Ce n’est pas un argument qu’ils peuvent gagner – et ils n’ont plus de temps
Ceux qui se situent sur la droite de l’échiquier politique accusent souvent les libéraux de pousser le bouchon des changements sociaux un peu trop rapidement; « progressiste » est considéré comme un qualificatif si péjoratif par les conservateurs qu’ils l’ont laissé tomber du nom de leur propre parti, il y a dix ans.
Pour les tenants de la gauche, les choses ne progressent jamais assez vite, et le NPD accuse souvent les libéraux de ne pas en faire suffisamment dans le domaine des questions sociales. Ceci, en dépit du fait que le Parti libéral détient un bon bilan en matière de promotion des droits des minorités, du bilinguisme aux couples de même sexe.
Entre en scène le projet de loi C-14, la législation des libéraux sur le suicide assisté qui étendrait le droit à une mort médicalement assistée à une minorité négligée jusqu’ici – les gens qui sont gravement malades et qui souhaitent mettre fin à leur vie. Dans ce cas, le gouvernement fait l’objet d’attaques de toutes les directions, quelle que soit l’appartenance politique.
Le député conservateur Ted Falk a proposé que ce droit soit limité à ceux qui s’attendent à mourir dans les 30 jours. La sénatrice conservatrice Barbara Frum a parlé en faveur d’un amendement du Sénat qui rendrait la souffrance – pas la prévisibilité de la mort – la base sur laquelle une personne pourrait demander le suicide médicalement assisté. Le sénateur libéral Terry Mercer a exprimé des préoccupations au sujet du potentiel de ce projet de loi à encourager le suicide dans les populations qui luttent déjà contre ce fléau, comme les jeunes des Premières Nations. Le député du NPD Murray Rankin a cité l’incontournable avis de l’expert constitutionnel Peter Hogg voulant que la nouvelle loi ne survivrait pas un test de la Charte des droits et libertés en ne respectant pas la décision de la Cour suprême dans l’affaire R. c. Carter.
Les libéraux ont déjà raté la date limite du 6 juin fixée par la Cour pour faire passer le projet de loi. La mort assistée est maintenant reconnue au pays comme une sorte de désert juridique. Alors que le Québec possède une loi sur l’aide médicale à mourir, d’autres provinces se démènent pour adopter des lois et des lignes directrices en l’absence d’une loi fédérale. La ministre de la Santé Jane Philpott a déclaré cette semaine : « alors que je fais confiance aux fournisseurs de soins de santé du Canada pour qu’ils prennent leurs responsabilités de façon responsable et éthique, je crois que l’orientation réglementaire ne suffit pas, étant donné la nature de ce qu’ils seront invités à faire. Comme les balises varient d’une province à l’autre, nous aurons une approche à-la-pièce face à la protection des personnes vulnérables ».
Nous avons déjà vu ce film, sur une autre question morale et sociale controversée : l’avortement. En 1988, la Cour suprême a invalidé la loi sur l’avortement du Canada dans l’affaire R. c. Morgentaler. À partir de cette année, le gouvernement progressiste-conservateur de l’époque a tenté, deux fois plutôt qu’une, de concevoir une nouvelle loi sur l’avortement.
La première, celle qui aurait permis l’accès à l’avortement dans les premiers stades de la grossesse tout en l’interdisant dans les étapes ultérieures, a été défaite à la Chambre des communes par un vote de 147-76. Un an plus tard, le gouvernement a introduit une loi beaucoup plus restrictive qui n’aurait permis l’avortement que dans les cas où un médecin aurait jugé que la vie et la santé de la femme étaient en danger. Elle a été adoptée à la Chambre, par sept voix, mais a été défaite lors d’un vote serré au Sénat après que deux décès très médiatisés de femmes qui avaient été victimes d’avortements clandestins bâclés aient fait les manchettes à travers le pays. La défaite a laissé un vide législatif qui, à ce jour, n’a pas été rempli.
En conséquence, l’avortement est disponible sur demande au Canada, bien que son accès, lui, soit « à-la-pièce » – tout comme ce sera le cas pour la mort médicalement assistée, craint la ministre Philpott. L’Île-du-Prince-Édouard a décidé cette année seulement de fournir des services d’avortements dans ses hôpitaux; auparavant, les femmes devaient se rendre sur le continent pour en obtenir un. Et tandis que le plus récent sondage Ipsos montre qu’une nette majorité est en faveur de l’avortement sur demande, dans n’importe quelle situation, ce n’était pas le cas en 1988, lorsque le projet de loi a été rejeté.
Il est donc très ironique de voir les libéraux d’aujourd’hui, qui se satisfont du vide législatif qui entoure l’avortement sur demande, s’offusquer face à la menace du Sénat de tuer le projet de loi C-14 et ainsi créer un vide juridique similaire autour de la mort médicalement assistée.
Tant l’avortement que le suicide assisté impliquent la notion de contrôle sur son propre corps. Et comme la majorité des Canadiens n’a pas soutenu l’avortement sur demande en 1988, une majorité de Canadiens en 2016 ne soutient pas le suicide assisté à la demande. Le plus récent sondage Angus Reid a révélé que 78 pour cent des répondants croient que la mort médicalement assistée ne devrait pas être disponible pour une personne aux prises avec une souffrance psychologique grave, sans être atteinte d’une maladie incurable. D’autre part, 73 pour cent des Canadiens disent que les personnes souffrant de douleurs physiques graves – mais n’étant pas nécessairement atteintes d’une maladie incurable – devraient être autorisées à mettre fin à leur vie.
À la lumière de tout cela, les libéraux devraient-ils se plier à l’amendement du Sénat sur cette question? L’amendement – qui supprimerait la clause dans le projet de loi C-14 qui stipule que la mort naturelle d’une personne doit être raisonnablement prévisible – serait à la fois un reflet de l’opinion publique et se conformerait à la décision de la Cour suprême.
Mais cela représenterait un changement majeur face à l’approche plus prudente – et louable –des libéraux. L’objectif de C-14 est de permettre aux malades en phase terminale de hâter une mort lorsqu’ils souffrent de souffrances insupportables – non pas simplement de permettre d’utiliser la mort pour soulager ces souffrances. Adopter la souffrance comme prérequis pour la mort médicalement assistée nécessiterait davantage de garanties, car elle accroîtrait la demande pour la procédure – sans mentionner le risque d’abus et la menace pour les personnes vulnérables.
La loi sera-t-elle modifiée éventuellement pour reconnaître la seule souffrance comme prérequis à l’accès au suicide médicalement assisté? Ça se pourrait; le projet de loi prévoit une telle démarche. La législation peut être révisée après une période de cinq ans. Pendant ce temps, elle prévoit que le gouvernement « s’est engagé à élaborer des mesures non législatives visant à soutenir l’amélioration d’une gamme complète d’options de soins de fin de vie, à respecter les convictions personnelles des fournisseurs de soins de santé et à explorer d’autres situations … où une personne peut demander l’aide médicale à mourir, à savoir les cas de demandes faites par les mineurs matures, de demandes anticipées et de demandes où la maladie mentale est la seule condition médicale invoquée. »
En d’autres termes, C-14 n’a pas le dernier mot sur le sujet de la mort assistée, mais est le début d’une conversation sérieuse sur un sujet moralement, médicalement et socialement complexe. Cette conversation doit prendre du temps – temps que le gouvernement n’a pas, malheureusement, en partie parce que le gouvernement précédent a choisi d’ignorer la question et de repousser une décision.
Ainsi, le Sénat a les libéraux sur le dos – coincé entre permettre à la Chambre haute non élue d’imposer sa volonté à l’autre Chambre, elle élue, et l’ouverture d’un autre vide juridique. Quelqu’un de cynique pourrait bien dire que la position du Sénat est non seulement morale, mais politique aussi – destinée à démontrer la pertinence du Sénat et de gagner du soutien à un moment où sa réputation est en lambeaux. Malheureusement pour le gouvernement, la position du Sénat en est une qui respecte la décision de la Cour suprême et qui obtient l’appui de la majorité du public.
Il est pratique d’adopter les positions du Sénat quand ce dernier fait ce que vous voulez, puis de les condamner quand il ne le fait pas. Mais le gouvernement ne devrait-il pas demeurer ferme en matière de procédure, lorsque certains Canadiens pourraient souffrir des répercussions, et quand sa loi risque de se retrouver devant les tribunaux?
Le gros bon sens voudrait que le gouvernement accepte l’amendement – non pas en raison de son origine, mais parce que c’est la bonne chose à faire.
La version anglaise de ce texte se trouve sur le site de iPolitics.