L’avortement. C’est la question que tous les partis fédéraux s’engagent à ne pas toucher. Pourtant, elle continue de refaire surface – surtout lorsque cela est politiquement rentable.
Lorsque Justin Trudeau est devenu chef du Parti libéral en 2014, il a utilisé la question de l’avortement pour s’attirer la confiance des femmes en exigeant des membres du parti l’unanimité en la matière. « J’ai précisé que les futurs candidats doivent comprendre qu’on s’attend à ce qu’ils adoptent une position pro-choix lors de votes sur n’importe lequel des projets de loi », a-t-il déclaré, prenant ses distances des libéraux pro-vie.
Beaucoup ont dénoncé cette décision comme étant contraire au principe de la liberté de conscience, mais Trudeau a probablement calculé que les retombées positives l’emporteraient sur une éventuelle vague d’indignation. Selon les résultats de l’élection de 2015, il semble qu’il ait eu raison.
Aujourd’hui, les libéraux parient toujours sur le même cheval. Ils estiment qu’il y a plus de votes à aller chercher dans le camp des pro-choix que dans celui de la liberté de conscience. Ils prennent le pari que les Canadiens leur pardonneront leurs transgressions s’ils mettent de l’avant les « bonnes » opinions. Et ces transgressions comprennent le refus d’accepter la nomination de la députée conservatrice Rachael Harder pour le poste de présidente du Comité de la condition féminine.
Harder est la députée de Lethbridge, en Alberta. À 29 ans, elle est la première femme à représenter la circonscription. Elle est également pro-vie, croyant que la seule justification de l’avortement est lorsqu’une grossesse met la vie de la mère en danger. Ses opinions anti-avortement lui ont valu l’appui de la Campaign Life Coalition.
La semaine dernière, ses opinions se sont confrontées à la position pro-choix des députés libéraux siégeant sur le Comité de la condition féminine. Lorsque la candidature de Harder a été déposée au comité, les libéraux se sont retirés – ils ont alors nommé Karen Vecchio, une autre députée conservatrice, malgré le fait qu’elle ne voulait pas le poste et qu’elle avait appuyé la candidature de Harder.
Vecchio et Harder ont rapidement publié une déclaration conjointe attaquant le premier ministre. « Pour Justin Trudeau, de dire qu’un membre du Parlement est inapte à occuper un poste de procédure parce qu’il n’est pas d’accord avec ses positions personnelles est ridicule … Il est décevant de voir que Justin Trudeau agisse de cette façon et ses actes démontrent l’intolérance du Parti libéral de Canada, qui prétend pourtant être en faveur de la diversité. »
C’est vrai. Mais c’est également intéressant de noter que les libéraux n’auraient pas eu la chance de faire cette petite crise si Scheer avait nommé une autre critique au portefeuille de la Condition féminine. Et c’est là que nous abordons la question la plus intéressante de qui joue et qui se fait joué.
Il y a beaucoup de députés qui auraient pu obtenir le poste de critique de la Condition féminine. Pourquoi Rachael Harder? Son CV la décrit comme une personne hautement entrepreneuriale, ayant une formation en sociologie, en psychologie et en sciences politiques. Elle est une avide bénévole pour des causes telles que l’Initiative de lutte à la stigmatisation chez les jeunes de la Commission de la santé mentale du Canada, et le comité des Jeux d’hiver du Canada de Lethbridge pour 2019.
Alors qu’elle était membre du comité de la Condition féminine, il ne s’ensuivait pas automatiquement qu’elle devienne critique de l’opposition en la matière. Elle aurait pu servir de critique dans plein d’autres portefeuilles (Jeunesse, Sport et Personnes handicapées, Petite entreprise) pour lesquels elle aurait été plus qualifiée.
Mais lorsqu’on est la critique de l’opposition en matière de Condition féminine, on est habituellement désignée comme la présidente du comité. Scheer devait savoir cela. Il devait également savoir que les libéraux s’opposeraient à sa nomination en raison de son point de vue sur l’avortement.
En plaçant Harder dans cette position, Scheer a peut-être recherché l’affrontement – un affrontement que les libéraux étaient tous trop avides de lui fournir. Cela pourrait avoir plus à voir avec la valorisation de sa base politique qu’une expansion de la tente conservatrice.
Scheer doit sa victoire au leadership à un curieux assemblage de circonstances. Il y avait les conservateurs qui ont apprécié son style enjoué et consensuel – un changement après l’approche plus autocratique de Stephen Harper. Il y avait les producteurs laitiers québécois qui voulaient préserver la gestion de l’offre – un système qu’approuvait Scheer, mais que décriait son rival, Maxime Bernier. Et puis il y avait les conservateurs sociaux qui ont soutenu les candidats pro-vie Brad Trost et Pierre Lemieux – et qui ont choisi Scheer comme alternative, advenant l’élimination de leurs candidats du bulletin de vote.
Tous avaient des raisons de soutenir Scheer contre Bernier, un candidat libertarien aux positions plus tranchées. Et Scheer leur devait tous quelque chose. Pour les deux premiers groupes, les dettes sont plutôt faciles à rendre : garder le sourire, ne pas démanteler le cartel laitier. En ce qui concerne les conservateurs sociaux, cependant, ça devient un peu plus… délicat. Le Parti conservateur, et Scheer lui-même, ont promis de ne pas rouvrir le débat sur l’avortement. Alors, comment montrer qu’il les apprécie, que leurs préoccupations lui tiennent à cœur?
Il fait ce que Harper a fait – il patauge dans nombre de petites actions socialement conservatrices qui ne risquent pas de faire chavirer le bateau. Harper a refusé de financer les avortements à l’étranger dans le cadre de l’Initiative pour la santé des femmes. Il a créé un Bureau des libertés religieuses, pour défendre les intérêts des communautés religieuses persécutées à l’étranger, principalement chrétiennes. Scheer, suivant la piste défrayée par son ancien patron, nomme une députée pro-vie en tant que critique pour la Condition féminine.
Donc, Trudeau et Scheer ont finalement obtenu, plus ou moins, ce qu’ils voulaient. Scheer devait faire plaisir à ses partisans conservateurs sociaux et défendre la liberté de conscience. Trudeau devait peindre les libéraux comme étant féministes et renforcer la perception que les conservateurs sont anti-femmes.
Et Harder dans tout cela? Ce n’est pas du tout clair ce qu’elle en a retiré, à l’exception d’une semaine de manchettes.
Bien joué, les gars. Bien joué.
La version anglaise de ce texte se trouve sur le site de iPolitics.