The Rebel a touché terre. En tentant d’interdire au site de nouvelles l’accès à ses conférences de presse, le gouvernement de l’Alberta en a fait un martyr de la liberté de presse. Et son fondateur, le «rebel en chef» Ezra Levant, est sans aucun doute bien heureux de la tournure des événements.
Ce qui a bien pu amener les conseillers de la première ministre Rachel Notley à entreprendre ce combat dépasse l’entendement. Son cabinet est pleins de personnes spécialisées dans les domaines des médias et des relations publiques, y compris certaines qui connaissent Levant depuis des décennies. Elles sont bien conscientes que son domaine de prédilection, son ultime dada, est la liberté d’expression. Elles savent aussi qu’il n’est pas du genre à reculer devant un combat – et qu’il sait comment transformer l’hostilité en opportunité. Au lieu de le faire taire, ils lui ont créé une campagne de sociofinancement de rêve, et ce, même après avoir reculé.
Levant aime se présenter comme l’outsider, celui qui va là où les médias mainstream craignent d’aller. Son Rebel est un calque du site incroyablement populaire de l’ex-animateur de Fox News, Glenn Beck, The Blaze, qui s’adresse aux conservateurs au sud de la frontière.
La définition de «nouvelles» de Levant est… disons, assez floue. À la une de son site, on retrouve actuellement un article corsé sur le «vol de blague» de la comédienne Amy Schumer (qui était en fait plutôt drôle). Il a récemment publié un article sur une parodie satirique d’un publi-reportage mettant en vedette l’épouse de Justin Trudeau, Sophie Grégoire, dans laquelle elle faisait semblant, il y a une quinzaine d’années, de vendre un produit servant à transformer le sang menstruel en thé glacé (qui était aussi assez drôle… le publi-reportage, pas l’article de The Rebel).
Alors que l’intérêt public dans certaines de ces histoires est très discutable, le droit d’en parler ne l’est pas. Ce que le gouvernement de l’Alberta n’a manifestement pas prévu était la réaction du soi-disant «Parti des médias» que Levant aime tant critiquer.
Les conseillers de Mme Notley ont sans doute pensé que, puisque la plupart des journalistes ne partagent pas les vues de Levant, et déplorent son habitude à tourner les coins ronds avec les faits (il s’est avéré que Justin Trudeau ne s’était pas lui-même invité aux noces!), ils ne s’offusqueraient pas lorsque les journalistes de The Rebel seraient mis à la porte. Au lieu de cela, ils se sont ralliés à la cause de Levant – parce que si l’accès lui est interdit aujourd’hui, il pourrait très bien l’être pour quelqu’un d’autre demain.
L’intérêt personnel est un puissant facteur de motivation, mais dans ce cas-ci l’intérêt est non seulement personnel, il est professionnel. À une époque où le monde des médias est en train d’imploser, et que les postes de journalistes sont coupés à gauche et à droite, la liberté de presse est plus importante que jamais. En périodes d’incertitude, la tentation est grande d’exhorter l’État à jeter des bouées de sauvetage aux organisations de presse en difficulté – ça a été suggéré plus d’une fois au cours des derniers mois. La crainte est qu’un plus petit nombre de médias, ayant un faible niveau de ressources, serait mal outillé pour obliger les gouvernements à rendre des comptes – donc (paradoxalement) le gouvernement est appelé à la rescousse.
L’épisode Notley montre comment ce serait une grave erreur. Remettez à l’État le pouvoir de soutenir le journalisme, et vous lui donnez le pouvoir de dicter ce qui est du journalisme et ce qui ne l’est pas. Nous avons un radiodiffuseur public dans ce pays, qui, pour des raisons historiques et culturelles, est encore parmi nous aujourd’hui. Mais il y a eu de nombreux appels au cours des années pour la privatisation de la CBC/SRC – ou pour un changement de son modèle de financement –, prétextant que son existence est synonyme de concurrence déloyale et de biais. Ceci est un débat qui a commencé bien avant l’émergence du multimédia et de l’explosion de l’offre télévisuelle que nous connaissons maintenant.
Dans cet univers, les nouvelles sont livrées de plus en plus en ligne par quiconque sait écrire, parler, opérer une caméra et monter un site web. D’exclure The Rebel sous prétexte qu’il n’est qu’une plate-forme disponible en ligne uniquement – ou parce que Levant a déjà déclaré qu’il n’était pas un journaliste, comme le gouvernement de l’Alberta l’a lui-même déclaré – serait de fermer la porte à un grand nombre de personnes et de plates-formes qui travaillent dans le domaine de la collecte de nouvelles aujourd’hui. Elles ne sont pas tous également crédibles. Elles ne nous livrent pas de l’information de qualité toujours égale. Mais elles ont le droit de s’exprimer et d’avoir accès à l’information sur une base égale. Si elles franchissent la ligne qui sépare l’information de la diffamation, eh bien, il y a des lois contre cela – quelque chose que Levant, qui passe à travers les poursuites de la même manière que d’autres organisations de médias passent à travers les blocs-notes, ne sait que trop bien.
La haine qui existe entre le gouvernement de l’Alberta et Levant est mutuelle, mais cela ne donne pas aux conseillers de Notley le droit de l’exclure. Lorsque le premier ministre Stephen Harper a cessé de donner des conférences de presse dans la salle de presse parlementaire, qu’il a commencé à limiter les questions aux journalistes sympathiques à son parti durant la dernière campagne électorale, et qu’il a commencé à sélectionner et choisir les médias qui rapporteraient ses propos – en favorisant certains, mais pas d’autres –, les journalistes ont protesté. Ils avaient raison de le faire.
Le mépris des conservateurs pour les médias a joué un grand rôle dans leur éventuelle perte du pouvoir. Notley et le NPD doivent s’en rappeler.
La version anglaise de ce texte se trouve sur ipolitics.