Bienvenu au gouvernement télé-réalité

N’allez jamais à la télévision en colère. Ou du moins, ne dévoilez pas l’étendue de votre outrage. J’ai appris cette leçon dimanche soir, lors de mon apparence habituelle sur The National de CBC, cette fois pour discuter de la conversation du Premier ministre Justin Trudeau avec 10 Canadiens. « Pas agréable de vous voir si fachée ! » les téléspectateurs polis m’ont écrit. Les moins polis ont hurlé des injures que je ne peux pas réimprimer ici. Je sympathisais immédiatement avec l’ancien candidat à la nomination Démocratique Howard Dean, après qu’il avait lancé son fameux cri.

Après avoir regardé l’ensemble des échanges entre Trudeau et les invités de la CBC, ainsi que ses non-réponses à la plupart de leurs questions, il est juste de dire que j’étais de mauvaise humeur. Je sentais que Trudeau avait manqué d’empathie envers plusieurs de ses intervenants, tout en offrant des platitudes vides aux autres. J’étais franchement surprise.  Je l’avais vu interviewé en d’autres situations, avec Fareed Zakaria à Davos, par exemple, ou il paraissait intelligent, pas insensible. Pendant la campagne électorale, Trudeau avait livré une excellente performance lors du débat Munk sur la politique étrangère. Pourtant, dans son bureau, avec les 10 « Canadiens ordinaires », il a gardé un sourire fixe même quand l’un d’entre eux lui a dit qu’il pourrait mourir de faim à la retraite parce qu’il avait écoulé toutes ses économies.

Comment expliquer cela ? Après réflexion, le lendemain, j’ai réalisé que la faute demeurait non seulement avec le PM, mais avec le format de la discussion. L’ensemble de l’exercice n’a pas été conçu pour fournir des réponses à qui ou quoi que ce soit, mais pour montrer que le gouvernement, dans la forme de Trudeau, est à l’écoute des gens. C’était la Oprah-fication d’Ottawa. Ce fut un exercice tout à fait sans motif, aux frais du public, à la fois du temps du PM et des ressources de la CBC. Et c’était cela qui m’avait rendue si furieuse.

Après avoir écouté des centaines de milliers d’électeurs pendant 13 semaines de campagne, pourquoi Trudeau, à peine trois mois après avoir gagné l’élection, devait-il s’asseoir avec 10 personnes de plus ? Est-ce que les gens pensent qu’il ne sait pas ce qui se passe au pays ? Pourquoi ne pas attendre six mois, ou un an, pour avoir ces conversations, pour prendre le pouls de la réalité, une vérification style « où sont-les-Canadiens-aujourd’hui ? » Cela aurait eu beaucoup plus de valeur, pour le PM, les gens qu’il a rencontrés, et les téléspectateurs à la maison.

Pourquoi ne pas attendre ?  Parce que toute émission de télévision mettant en vedette Trudeau augmente les cotes d’écoute. Parmi les célébrités canadiennes, le PM est sans doute le plus hot. Les gens qui l’aiment, l’aiment beaucoup. Correction : ils l’aiment vraiment, vraiment beaucoup. Ils l’aiment autant qu’ils détestaient l’homme qu’il a remplacé, c’est à dire Stephen Harper. Le Syndrome du Dérangement de Harper a fait place au Syndrome de l’Adoration de Trudeau. Ni l’un ni ‘autre est plaisant, et les deux sont mûrs pour l’exploitation.

C’est ça qui m’a le plus perturbé dimanche soir. Pas que beaucoup de Canadiens sont prêts à pardonner quoi que ce soit au PM. Après la fermeture d’esprit du gouvernement précédent, cette réaction est compréhensible. Mais maintenant, le théâtre a dépassé la politique au point où elle passe pour la politique. Et tout le monde est heureux de sauter dans le jeu.

Cela emporte des conséquences beaucoup plus graves que les gens réalisent. Écouter ne veut pas dire gouverner.  Ecouter fait partie de la bonne gouvernance, certes, mais à un certain point les dirigeants doivent fermer la porte et se mettre au boulot. La réinstallation des réfugiés doit être planifiée. Le rôle du Canada dans la lutte contre l’Etat Islamique doit être défini. Le budget 2016-17 doit être conçu. (Curieusement, le gouvernement ne sera pas à l’écoute les gens pour ce dernier, car Ottawa a annulé le processus de soumission pré-budgétaire habituel).

Le gouvernement télé-réalité peut également produire un changement très profond, avec des conséquences à long terme. Il confond l’amour du chef avec l’amour de l’Etat. Ceci est tout à fait compatible avec la pensée libérale : le gouvernement est bienveillant. Il est votre ami. Il est là pour vous aider. Comme Trudeau a dit au travailleur des champs pétrolifères Danny, maintenant sans emploi, “Votre pays sera là pour vous.” Et cet amalgame de pays, de gouvernement et de leader devient beaucoup plus facile à digérer quand il est livré par un personnage populaire et sympathique.

Le choix de mots employé par Trudeau est également très important. L’auteur Susan Delacourt a noté cette semaine dans sa chronique à iPolitics que le PM préfère le mot «citoyen» à «contribuable», parce que «contribuable» implique une relation à sens unique avec l’Etat. Au lieu de cela, Trudeau nous considère comme « donneurs-récepteurs. » Cela déplace le paradigme, ouvrant la porte à un plus gros gouvernement. Qui entre nous ne voudrait pas recevoir plus ? Le gouvernement ne devrait-il ainsi pas faire plus ? Dans une période d’incertitude économique, lorsque les emplois se trouvent supprimés du secteur pétrolier à la salle de rédaction, beaucoup risquent de trouver cette ligne de pensée attrayante.

Leçon apprise : je ne vais pas me mettre de nouveau en colère à la télévision. Il existe de meilleures façons de faire son argument. Mais je ne vais pas rester silencieuse non plus. Le spectacle a sa place, mais il ne doit pas ouvrir la voie à un nouveau Léviathan. Les Canadiens méritent plus que des cirques, surtout quand ils ne peuvent pas se permettre le pain.

Le texte original en anglais se trouve ici au National Post.

3 Comments

  1. J’aime donner la chance au coureur mais je crois qu’il y a un danger réel à ce simulacre de ”démocratie directe”.
    Un des rôles du pouvoir Législatif est de défendre les minorités et celui de l’Exécutif est de gouverner dans l’intérêt suprême de l’État.
    Accueillir une dizaine de citoyens triés sur le volet ouvre la porte à la surreprésentation de groupes de pressions (les exclus ne se présenteront pas) … personnellement, si j’avais rencontré mon Premier Ministre, j’aurais plaidé à la faveur d’une réduction de mes taxes, d’une hausse de mes prestations…

    Notre Gouverne n’est pas ainsi faite. En plus de l’exercice de campagne électorale permettant aux politiciens de ‘prendre le pouls’, nous avons un Député dont le mandat est de faire valoir nos préoccupations citoyennes. C’est à ce dernier de porter le message au Parlement, d’un manière pondérée, en toute équité.

    De plus, en acceptant d’accueillir une dizaine de personnes dans son Bureau, notre Premier Ministre amenuise -bypass- le rôle du Député. C’est dommage; le principe de subsidiarité devrait au contraire en bonifier son rôle.

    Cela dit, l’impact média (le pointage) de cet exercice financé par une Société d’État, est vraisemblablement politiquement très rentable.
    Vous savez, Madame Kheiriddin, certaines colères s’exercent parfois dans toute leur légitimité!
    Bravo pour votre bon travail.

  2. Chez nous au Québec on a un dire analogique qui s’adresse a ce phénomène. C’est du marketing…think…thing.. . Une stratégie d’émotivité et de proximité bien arranger vers des perceptions plus intime centrer plus vers la personne et les mesures sont d’imagger le centre d’intéret vers le rapprochement du moi vers le nous. Les visés sont peu claires et les objectifs ne visent pas le but mais plutôt en influence le genre par le style. préconisé. Un beau spectacle d’un genre un peu narcisse de pouvoir théatrale ou Shakeaspare prend place dans le miroir du to be or not to be. Follow me!

  3. I understand what you felt after your appearance on The National but it reflected a deep and sincere feeling that was cutting with the general and almost embarrassing applause and blind approval over everything he says….

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