Trudeau vient de découvrir ce que Harper savait : les réunions de premiers ministres sont dangereuses
Voilà une belle époque, surtout si vous êtes premier ministre. Après avoir été ignorés pendant des années par Stephen Harper – allant du traitement silencieux à l’hostilité à peine voilée –, les dirigeants provinciaux et territoriaux ont encore une fois un siège à la table fédérale, gracieuseté de Justin Trudeau.
Et il semble qu’ils vont tirer parti de leur position, pour ce qu’elle vaut – mettant la table pour l’épreuve de force opposant leurs priorités à celles du premier ministre.
Tout d’abord, Trudeau a fait revivre la tradition des réunions des premiers ministres en novembre dernier, avant la tenue du Sommet de Paris sur le changement climatique. « Il est clair que la voie à suivre pour le Canada se trouvera dans une solution qui ressemble au Canada, c’est-à-dire le partage de valeurs et de désirs pour l’obtention de résultats et des approches différentes d’un bout à l’autre de ce grand pays pour l’atteinte de ces résultats », Trudeau s’est enthousiasmé suite à la tenue d’un groupe de travail de quatre heures avant de s’envoler pour la France. Et à part quelques modestes bémols de la part du premier ministre de la Saskatchewan, Brad Wall, cet enthousiasme était partagé par pas mal toutes les parties – manifestement un bon début de relations fédérale-provinciale.
Les nuages ont commencé à apparaître lorsque Trudeau a organisé une deuxième réunion des premiers ministres, en mars 2016, à nouveau en mettant l’accent sur la question des changements climatiques. Le rassemblement n’a pas produit de résultats concrets, mais il a mis en lumière certaines failles qui existent entre les provinces, certaines d’entre elles ayant des opinions diamétralement opposées sur des dossiers comme le développement de pipelines et la tarification du carbone.
À nouveau, le premier ministre Wall a mené la charge pour ceux qui résistent à un plan national de tarification du carbone, et alors que le groupe a accepté en principe de fixer des objectifs d’émissions, la divulgation des détails a été repoussée à un autre dîner.
Et puis, cette semaine, la pluie a commencé à tomber – très fort. Les dirigeants provinciaux et territoriaux ont envoyé une lettre au premier ministre dans laquelle ils réitèrent leur demande de juillet au sujet du financement des soins de santé. Si le premier ministre ne peut pas le faire avant Noël, ils ont dit, c’est OK : il peut simplement envoyer de l’argent en reportant d’un an les changements prévus au Transfert canadien en matière de santé (TCS).
Les premiers ministres n’aiment pas ces changements. Ils prétendent qu’ils réduiraient les transferts de 1 milliard $ seulement en 2017-18 en faisant passer la clause d’indexation annuelle pour le TCS de 6 pour cent à un minimum de 3 pour cent. Ils sont donc à la recherche d’un cadeau supplémentaire dans leurs bas de Noël, avant que le gouvernement ne prépare son budget de l’année prochaine.
Et cela s’améliore! La lettre poursuit en affirmant que « dans un esprit de collaboration et afin de tenir compte de l’importance de cette question, nous croyons que cette réunion devrait être confirmée avant la réunion des premiers ministres portant sur la croissance propre et les changements climatiques ».
Traduction : Si Trudeau veut que les premiers ministres jouent le jeu en matière de tarification du carbone, il devra livrer la marchandise en matière de soins de santé. Appelez ça du chantage, une négociation rusée … ou appelez ça tout simplement un retour au bon vieux temps, avant Harper, lorsque les premiers ministres fléchissaient leurs muscles lors de ces réunions multilatérales.
Trudeau est en train d’apprendre les raisons qui ont amené Harper à choisir d’éviter de tels rassemblements. Le dernier que l’ancien premier ministre a tenu était en 2009, pour discuter de la réponse du Canada à la crise financière. Au lieu d’une rencontre de groupe, Harper avait préféré parler ou rencontrer les premiers ministres individuellement. Bien que ce type de dialogue n’ait pas fourni de visibilité média, il a aussi évité l’attribution de potentielles listes d’épicerie, comme celle que Trudeau reçoit maintenant.
Pendant ce temps, alors que les premiers ministres lançaient leur ultimatum, Bloomberg News rapportait que le premier ministre a encore moins la capacité fiscale à traiter avec eux. « Une piètre croissance économique » pousse Ottawa à drainer ses réserves budgétaires, les coussins de plusieurs milliards de dollars inclus dans les budgets fédéraux pour se protéger contre d’éventuelles catastrophes, récessions, ou autres situations qui affecteraient négativement l’économie.
« Par rapport aux prévisions qu’ils ont donné pour le budget de mars », rapporte Bloomberg, « les économistes projettent presque 50 milliards $ CAN (38 milliards $) de moins en production nominale – le meilleur indicateur en matière de revenu – au cours des deux prochaines années. C’est une réduction de plus de 1 pour cent du 2 billions $ CAN de l’économie canadienne ».
Avec de tels chiffres, Ottawa n’a pas 1 milliard de dollars supplémentaire pour soutenir le TCS. Le gouvernement prévoit déjà des déficits de 120 milliards $ au cours des six prochaines années. Et si l’économie ne se développe pas comme prévu, ce chiffre pourrait encore augmenter.
Mais Justin Trudeau peut se réjouir de cette nouvelle économique : le prix du pétrole est en hausse et certains économistes prévoient même un retour au baril à 100 $. Cela mettrait certainement un peu de zest dans l’économie canadienne; notre dollar a déjà le vent dans les voiles.
Mais alors que des prix du brut plus élevés renfloueraient les coffres d’Ottawa, de reprendre notre statut de « pétro-puissance » pourrait également faire dérailler le programme environnemental de Trudeau en rendant plus difficile l’atteinte des objectifs d’émissions de carbone – l’objectif même qu’il tente de pousser les premiers ministres à adopter, et le même objectif que ces derniers utilisent comme monnaie d’échange pour le TCS.
Les premiers ministres obtiendront-ils plus de billets verts pour financer les soins de santé, sans avoir à s’engager à plus de retombées vertes sur le terrain? Oh, comme je voudrais être une mouche sur le mur lors de la prochaine réunion des premiers ministres…
La version anglaise de ce texte se trouve sur le site de iPolitics.