Adossé au mur, Trudeau repousse le problème à plus tard

Qu’il le fasse ou non, il aurait eu tort. C’est le consensus général autour de la décision du premier ministre Justin Trudeau d’acheter le pipeline Trans Mountain. Kinder Morgan avait fixé une date butoir au 31 mai, après quoi elle a menacé de mettre fin au projet, sauf si le gouvernement fédéral pouvait garantir qu’il irait de l’avant.

Prétendant que ça aurait coûté 15 000 emplois dans le domaine de la construction, 3,7 milliards de dollars de recettes pétrolières supplémentaires annuelles et 47 milliards de dollars d’impôts provinciaux et fédéraux sur 20 ans. Cela aurait aussi coûté la réputation du Canada comme pays où la construction de mégaprojets est possible, où l’approbation d’un organisme gouvernemental a de l’importance et où les promesses d’un premier ministre peuvent être tenues.

Le dos contre le mur, Trudeau a fait ce que beaucoup de politiciens dans une circonstance semblable auraient fait : il a jeté de l’argent public sur un problème pour le faire disparaître. Ce n’est pas seulement une réponse libérale; face à l’effondrement potentiel de l’industrie automobile en 2009, le premier ministre conservateur Stephen Harper a renfloué Chrysler et GM, ce qui a coûté 3,5 milliards de dollars aux contribuables. Le gouvernement libéral du Québec a acheté des actions dans Bombardier en 2016 pour un milliard de dollars, pour ensuite voir ces actions chuter et l’entreprise perdre des contrats.

Ajoutez à cela la liste des innombrables entreprises et sociétés d’État – Pratt et Whitney et VIA Rail – qui ont reçu des subventions de 648 milliards de dollars au cours des 30 dernières années, et il est clair que cette relation entre l’État et les entreprises a toujours été fort douillette.

Le grand-père de tous les mégaprojets canadiens, le Canadien Pacifique, a été soutenu par de l’argent public, des crédits gouvernementaux et des concessions de terres à la fin des années 1800. Mais nous sommes en 2018, pas en 1881. L’acceptabilité sociale n’avait pas d’importance à l’époque : les Premières Nations ne lançaient pas de contestations judiciaires et les écologistes ne s’enchaînaient pas aux arbres. Il n’y avait pas de Charte des droits, comme en témoigne le terrible traitement des 15 000 travailleurs chinois importés pour terminer la construction du chemin de fer. Les gouvernements faisaient tout simplement les choses et l’« intérêt national » concordait souvent avec l’intérêt personnel, car les financiers et les politiciens travaillaient ensemble un peu plus dans l’ombre, même si certains, comme John A. MacDonald, dépassaient parfois les bornes.

Le plus grand intérêt ici pourrait être celui de Trudeau, qui risque de perdre la face s’il ne peut tenir son engagement électoral, souvent énoncé depuis, que le pipeline sera construit. Si c’était son intention, cependant, il aurait dû agir bien avant la onzième heure, soit la minute où le gouvernement de Christy Clark est tombé en juin 2017. Clark avait appuyé le pipeline, mais son successeur, le chef du NPD, John Horgan, ne l’a pas fait. Et lorsque ce dernier a remporté avec un gouvernement minoritaire soutenu par deux députés du Parti Vert, Trudeau aurait dû se rendre compte que tous les paris pour le pipeline étaient annulés, et qu’une action était nécessaire.

Qu’est-ce que Trudeau aurait pu faire? Il était clair que les seuls remèdes que la Colombie-Britannique pouvait aller chercher étaient devant les tribunaux. Au lieu d’attendre que la province dépose son dossier, Trudeau aurait dû la devancer, accélérer le renvoi à la Cour suprême et demander aux juges de décider si la province avait le pouvoir de bloquer le projet. Oui, il y aurait eu d’importants risques – mais puisque c’était la voie que la Colombie-Britannique voulait emprunter de toute façon, c’était simplement une question de temps, pas de tactique.

L’inaction de Trudeau fait qu’on se demande maintenant s’il n’a pas toujours envisagé le scénario du rachat. Le problème est que l’achat d’un pipeline ne crée pas plus de certitude quant à son achèvement; cela fait simplement passer le risque d’une entreprise privée aux contribuables. Le problème ici n’en a jamais été un d’argent, mais de volonté politique. Ottawa ne pouvait pas garantir que le pipeline irait de l’avant et que le projet ne serait pas contrecarré par des changements de gouvernement, des contestations judiciaires ou des manifestations. Comme John Horgan l’a dit mercredi, « peu importe à qui appartient le pipeline », la province continuera de le combattre.

Et si les tribunaux se prononcent en faveur de la Colombie-Britannique, la construction pourrait encore s’arrêter net. C’est peut-être moins probable maintenant, car le gouvernement fédéral sera mieux placé qu’une entreprise privée pour plaider efficacement l’« intérêt national ». Mais la Colombie-Britannique a toujours un droit constitutionnel de protéger son environnement, une compétence qu’elle partage avec le gouvernement fédéral. La récente décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Comeau, qui affirme que les provinces ont le droit d’agir à l’intérieur de leurs frontières même si cela a pour effet de limiter le commerce interprovincial, demeure valable.

Le gouvernement sera désormais assujetti à des obligations en vertu de la Charte des droits qui ne se seraient appliqué à une entreprise privée comme Kinder Morgan. Les écologistes, les Premières Nations, les anticapitalistes : on peut voir des milliers de contestations liées à la Charte se dessiner à l’horizon. Le droit de manifester est un droit garanti par la Charte. Est-ce qu’Ottawa invoquera la clause nonobstant pour passer outre ce droit? Est-ce qu’il retirera physiquement des manifestants des chantiers de construction? Est-ce que quelqu’un croit vraiment que Trudeau a envie d’une crise d’Oka dans l’ouest?

En fait, il est difficile de voir pour Trudeau un fort avantage politique dans la décision de cette semaine. Bien sûr, il a l’air d’avoir pris une décision – mais il a aussi fait un trou de 4,5 milliards de dollars dans les cartons du gouvernement. Il perdra vraisemblablement des sièges en Colombie-Britannique, mais il n’en gagnera aucun en Alberta. Il a mis en colère deux de ses principaux alliés sur la gauche, soit le mouvement vert et les Premières Nations, qui pourraient maintenant se tourner vers le NPD fédéral. Et au Québec, où l’on a vu une farouche opposition à l’oléoduc Énergie Est, des électeurs doivent maintenant se demander si le gouvernement fédéral pourrait aussi ressusciter ce projet… Pendant ce temps, les factures vont grimper, tout comme l’opposition.

Qu’il le fasse ou non, il aurait eu tort. Au fond, Trudeau n’a pas construit de pipeline, il vient simplement de repousser le problème à plus tard.

La version anglaise de ce texte se trouve sur le site de iPolitics.

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