« Je refuse de joindre un club qui m’aurait comme membre », a déclaré Groucho Marx. Il ne parlait pas du Parti libéral, bien sûr; mais à partir de ce week-end, il n’aurait plus rien à craindre de toute façon.
Lors de leur congrès, la semaine dernière à Winnipeg, les libéraux ont adopté une nouvelle constitution qui supprime la notion de « membre » et la remplace par un « enregistrement ». Tout le monde peut maintenant s’enregistrer gratuitement en tant que libéral. Une fois que vous le faites, vous recevez des bulletins d’information et vous avez le droit de voter dans votre association de circonscription et d’assister à des congrès – vous pourrez même voter lors des futures courses à la direction.
Les libéraux veulent passer du parti au mouvement, du club au fourre-tout. Cela a des conséquences graves – pas seulement pour le Parti libéral, mais, par ricochet, pour tous les partis politiques au Canada.
À première vue, le geste semble très intelligent. Au Canada, et partout dans le monde, l’appartenance à un parti politique est en déclin. Selon une étude réalisée par Samara Canada, seulement neuf pour cent des Canadiens déclarent être membres d’un parti politique. Statistique Canada fixe le nombre à seulement 4 pour cent et rapporte qu’il varie en fonction du revenu: 7 pour cent des Canadiens âgés de 25 à 64 ans et gagnant 80 000 $ par année sont membres d’un parti, comparativement à 3 pour cent pour ceux qui gagnent 40 000 $ par année ou moins. Les frais d’inscription, peu importe qu’ils soient élevés ou pas, pourraient être interprétés comme un obstacle à la participation politique pour les moins bien nantis. Et les libéraux, en ouvrant leurs portes à tous, peuvent prétendre qu’ils stimulent l’engagement démocratique.
Le geste des libéraux semble aussi très moderne. À l’ère de Facebook et de « l’économie du partage », pourquoi l’appartenance à un parti politique devrait-il exiger plus qu’un « J’aime »? Et pourquoi un électeur devrait-il s’engager à une adhésion d’un an s’il ou elle n’est uniquement intéressé à soutenir un parti pour une seule élection? La loyauté politique est en voie de devenir une chose du passé. Il suffit de regarder au sud de la frontière pour voir l’effet spectaculaire de la montée des électeurs indépendants – et les récompenses qui vont aux politiciens qui savent comment les faire participer. Rendre l’adhésion « gratuite » ne fait que faciliter les choses.
Mais ne vous leurrez pas, l’adhésion gratuite n’est pas gratuite. Elle vient avec un prix, et ce prix est votre information personnelle. À l’ère du Big Data, votre adresse courriel est bien plus précieuse que votre 10 $. Le Parti libéral s’engagera dans une conversation avec vous, sondera vos intérêts, vos goûts, vos aversions (Êtes-vous inscrit à notre bulletin d’information sur la réforme électorale? Êtes-vous davantage intéressée par les changements climatiques? Avez-vous des enfants? Un chien? Un iguane?), et vous soutirera des informations et de l’argent.
Comme les précédents gouvernements ont fixé des limites plus faibles pour les dons, interdit aux syndicats et aux sociétés de donner, et éliminé les subventions publiques par nombre de voix, les petits dons sont devenus la pierre angulaire de la politique. Ainsi, plus la base de données d’un parti est grande, mieux placé il est pour recueillir des fonds. Avec l’adhésion « gratuite », les libéraux peuvent offrir l’ultime produit d’appel, en échange de centaines de milliers de noms. Donc, si vous êtes un libéral enregistré, réglez votre filtre anti-spam à « élevé » – et préparez-vous à recevoir un déluge de demandes de dons.
Bien sûr, celui qui contrôle les données, contrôle la façon dont elles sont utilisées. En vertu de la constitution libérale remaniée, le contrôle des données appartient à la direction, et non aux associations locales. Ce n’est probablement pas un hasard. Dans la version mise à jour de son excellent livre Shopping for Votes, la chroniqueuse de iPolitics, Susan Delacourt, rapporte que Justin Trudeau était surexcité au sujet de la Console, la nouvelle base de données d’élection des libéraux. Cette dernière divise les circonscriptions en six types, de « gagnables » à « aucune chance », et met en évidence le degré d’attention que chacune reçoit (ou devrait recevoir) des bénévoles, jusqu’au moment de la journée pour chaque quartier.
Les données de la Console indiquent également quelle partie de l’électorat est réceptif à quels messages. « Nous savions », a déclaré le stratège Dan Arnold, « quels types de personnes pourraient bénéficier de la Prestation canadienne pour enfants, et quels types de personnes pourraient bénéficier de la réduction d’impôt de la classe moyenne, et quels types de personnes bénéficieraient d’investissements dans les transports en commun. Sur cette base, nous expédions des brochures dans ces zones qui étaient plus susceptibles d’avoir des parents ou des usagers de transports en commun. Il y avait un peu de cela, lorsque venait le temps d’adapter le message. »
L’extraction de données est devenu une affaire sérieuse, et Trudeau l’a prise plus au sérieux que quiconque. « Par exemple, rien ne le mettait plus en colère », écrit Delacourt, « que de voir des bénévoles libéraux l’entourer lors d’événements au lieu de s’affairer à recueillir des informations et des contacts. »
Les libéraux ont rattrapé, voire dépassé, les conservateurs dans leurs capacités d’extraction des données électorales. La prochaine étape semble être de collecter encore plus de données – et l’adhésion gratuite est un excellent moyen d’y parvenir. Elle pourrait être très payante à court terme, mais qu’en est-il à long terme?
Bien que tout aille bien sous l’actuel leadership, qu’arrivera-t-il lorsque Trudeau quitte son poste? La possibilité d’une prise de contrôle du parti par un candidat « à une cause » sera beaucoup plus grande avec l’adhésion gratuite. Un organisme extérieur – un syndicat, une institution religieuse, un groupe d’intérêt spécial, même un autre parti politique – pourrait théoriquement prendre le contrôle des libéraux en enregistrant suffisamment de personnes pour influencer le processus de vote de leadership dans les différentes associations de circonscription.
Et si n’importe qui peut assister à un congrès, même quelqu’un qui n’a aucune relation sérieuse avec le parti, qu’elle impact cela aurait-il sur le développement des politiques du parti? Qu’appuieront, on non, les libéraux, si leurs principes peuvent être modifiés avec un clic, par des gens qui n’auront pas à défrayer jusqu’à 10 $ pour déclarer leur affiliation? Est-ce que « libéral » voudra encore dire quelque chose, au-delà du mot apposé sur une affiche?
Dans ce meilleur des mondes, l’adhésion n’aura plus ses privilèges. Les libéraux pourraient finir par se transformer non pas en un mouvement, mais en un caméléon – offrant la saveur populiste du moment. Et cela pourrait les conduire à des endroits insoupçonnés, voire inconfortables.
La démocratie à rabais ne signifie pas une meilleure démocratie. Et le fait de mettre votre argent là où sont vos principes – même s’il ne s’agit symboliquement que de quelques dollars – est encore pertinent.
La version anglaise de ce texte se trouve sur le site de iPolitics.